Actes de la recherche en sciences sociales Les cadres autodidactes Luc Boltansk
Actes de la recherche en sciences sociales Les cadres autodidactes Luc Boltanski Citer ce document / Cite this document : Boltanski Luc. Les cadres autodidactes. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 22, juin 1978. Bureaucratie d’État et pouvoir des intellectuels. pp. 3-23; doi : 10.3406/arss.1978.2598 http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1978_num_22_1_2598 Document généré le 12/05/2016 Résumé Les cadres autodidactes. On parle, aujourd'hui, avec prolixité, des «cadres», comme si cette catégorie sans histoires (et presque sans passé) faisait aujourd'hui «problème». Lorsqu'il s'agit d'un groupe, la mise en discours accompagne souvent un travail du groupe sur lui-même : mise en forme d'expériences jusque là émiettées et silencieuses par laquelle un groupe existant à l'état pratique se donne une forme perceptible ou, ce qui revient un peu au même, division d'un groupe existant, désormais trop volumineux, trop hétérogène ou trop conflictuel pour que se maintienne un «consensus de travail» sur les figures et sur les substantifs qui, jusque là, le représentaient, surtout pour l'extérieur. Dans le cas des cadres, on peut se demander si l'accroissement du volume du corps et, sans doute, dans le corps, de la part relative des plus démunis et des moins diplômés, ne menace pas l'unité subjective de la catégorie. On a pris le parti d'organiser la documentation autour d'un cas, celui d'un cadre «autodidacte» : entré sur le marché du travail autour des années soixante comme «technicien», il est «promu» «cadre technico-commercial». Mais cette «réussite» est le prélude à une série structuralement nécessaire de déconvenues, d'humiliations et d'échecs qui lui font prendre conscience de ses «limites». A travers les mêmes expériences, il acquiert ainsi les modèles d'excellence qui, dans la représentation sociale, définissent le «cadre» et découvre qu'il n'est pas «cadre» ou qu'il ne l'est pas au même titre ni au même degré que d'autres. C'est le sens et la fonction de cette «prise de conscience» qui sont analysés ici. Le cas pourrait avoir une valeur exemplaire : dans son discours, l'informateur livre peut-être une expérience générique, commune à un groupe au sens où elle serait paradigmatique et où elle s'exprimerait dans des schèmes produits d'une élaboration collective. Abstract Autodidactive executives. There is a great deal of talk at present in France about «executives*», as if this social category, which has no history of «trouble making» (and virtually no history in general), was somehow a «problem» today. When a group become an issue, discussions about it often begin in response to questions that the group has raised concerning itself : experiences which previously were scattered and silent take on definite forms. In this process, a group existing on the practical level may give itself a visible form. Or, putting the matter in slightly different terms, a division may occur within an existing group which has become too large, too heterogenous, or too conflictridden to maintain a «working consensus» regarding the conception of the model member (here, the model executive) within the group (here, the compagny) and regarding, especially, his public image. In the case of executives, one may ask whether the subjective unity of the category is not threatened by the growth in its overall size and, no doubt, by the increase in the relative proportion of those with the least resources and the fewest academic and professional degrees. We have chosen to organize the documentary material around an individual case, that of an «autodidactic» executive. He entered the labor market in the 1960s as a «technician» and was subsequently «promoted» to the rank of «technical and commercial executive». But this «success» was the prelude to a series of disappointments, humiliations, and failures which made him aware of his «limits». In the course of these same experiences he thus acquired the models of excellence which, in the social image of the category, define the «executive», and he discovered that he is not an «executive», or rather that he is not one in the same way and to the same as others are. It is the meaning and function of this process of «becoming aware» that we analyze here. The case may well be. typical : in his testimony, the informant is perhaps conveying a generic experience which is common to a whole group in the sense that it is paradigmatic and is expressed in terms of schema generated through collective elaboration. * The meaning of the French word «cadre» is not precisely the same as that of the English word «executive». In particular, in French «cadre» can be applied further down the business and corporate hierarchy (as far as, roughly, «lower-level management»). Zusammenfassung Die Autodidakten als «höhere Angestellte» Man spricht heute über die höheren Angestellten («cadres»), als ob diese Berufskategorie ohne Geschichte (und fast ohne Vergangenheit) heute ein «Problem» darstellen würde. Bei einer Gruppe begleitet die Herausbildung eines Diskurses oft die Arbeit dieser Gruppe über sich selbst : Eine Zusammenstellung von bis dahin verstreuten und verschwiegenen Erfahrungen gibt einer bis dahin nur in ihrer Praxis existierenden Gruppe eine sichtbare Form. Oder der «Arbeitskonsens» über die Bilder und Substantiva, mit der sie sich darstellt, erhält jene Einheit nach aussen aufrecht, die durch die Aufspaltung der Gruppe gefährdet ist, wenn sie einmal zu gross, zu heterogen oder zu konflikt-geladen geworden ist. Im Falle der höheren Angestellten kann man sich fragen, ob die Erhöhung ihrer Zahl und die relativ stärkere Erhöhung jener, die über weniger Diplöme verfügen, nicht die subjektive Einheit dieser Berufskategorie gefährdet. Man hat hier die Dokumentation um den Fall eines «Autodidakten» aufgebaut : Um 1960 als «Teckniker» ins Berufsleben eingetreten wurde er zum «technisch-kaufmännischen Angestellten» befördert. Aber dieser «Erfolg» ist Ursache einer ganzen Reihe von strukturell bedingten Unannehmlichkeiten, von Demütigungen und Misserfolgen, die ihr seine Grenzen erkennen lassen. Uber diese Erfahrungen lernt er, was es bedeutet, «höôherer Angestellter» zu sein, und entdeckt, dass er nicht «höherer Angestellter» ist, oder es nicht im selben Ausmasse ist wie andere. Der Sinn und die Funktion dieser Bewusstwerdung sollen hier analysiert werden. In seinem Diskurs liefert der Informant vielleicht eine generische Erfahmng, die einer Gruppe im Sinne eines Paradigmas gemein ist und die sich in den Schemen einer kollektiven Erarbeitung herausgebildet hat. lue boftanski LEw AUTODIDACTES On parle aujourd'hui, avec prolixité, des «cadres». Ils parlent d'eux-mêmes et font parler d'eux, comme si leur existence, qui semblait aller de soi et aller sans dire, présentait maintenant un «problème». A l'origine de ce dossier de travail figure l'intention de réunir des éléments d'information et de réflexion pour saisir le sens et la fonction de ce bavardage. Lorsqu'il s'agit d'un groupe, la mise en discours accompagne souvent un travail du groupe sur lui-même : mise en forme d'expériences jusque là émiettées et silencieuses par laquelle un groupe existant à l'état pratique se donne une forme perceptible ou, ce qui revient un peu au même, division d'un groupe existant, désormais trop volumineux, trop hétérogène ou trop conflictuel pour que se maintienne un «consensus de travail», comme dit Goffman, sur les figures et les substantifs qui, jusque là, le représentait, surtout pour l'extérieur. On a pris le parti d'organiser la documentation autour d'un cas, celui d'un cadre «autodidacte» avec ses espoirs et ses déboires, qui est sans doute moins particulier qu'il ne le paraît : son discours livre peut-être une expérience générique, commune à un groupe au sens où elle serait paradigmatique et où elle s'exprimerait dans des schemes produits d'une élaboration collective. Les propos qui, en note, l'accompagnent (extraits d'une vingtaine d'entretiens, dont certains ont duré plus de quatre heures, avec des cadres du technico-commercial le plus souvent autodidactes) et les références aux travaux disponibles, notamment statistiques, ébauchent la généralisation de l'individu à la classe. L'interview, dont on lira ici des extraits, présente la particularité d'enregistrer le produit d'un travail d'énonciation qui lui préexiste. M. qui se définit lui-même comme un «cadre» a entrepris d'écrire un ouvrage autobiographique : «Moi un cadre». Il veut relater ses déboires, livrer son «expérience», la faire «partager» et apporter ainsi un «témoignage» sur la «condition» du «cadre dans notre société». C'est dire que l'objet même de l'entretien, ce autour de quoi il est, comme on dit, «centré», sa «problématique», et la représentation de l'identité sociale qui y est donnée, sont — comme le discours de M, en partie pré-construit, en partie improvisé, — les produits d'une mise en forme quasi sociologique qui préexiste à l'interrogation. L'histoire de M. est à peu près la suivante : fils unique d'un boucher d'une petite ville de la région parisienne, il fait des études techniques dans un lycée technique puis dans une petite école d'ingénieurs. A la fin de ses études, il entre comme technicien dans une première entreprise et se spécialise dans les composants électroniques. Il «végète» quelques années, puis parvient à entrer dans le service commercial de la même entreprise. Dans ce nouveau poste, il s'«épanouit», son statut dans l'entreprise s'élève, il est le «roi». Mais il se heurte à l'hostilité d'un nouveau «directeur» issu d'HEC et retombe. L'entreprise cherche d'abord à obtenir de lui qu'il donne sa démission puis le licencie. Il entre alors dans une entreprise moyenne avec le titre de directeur uploads/Finance/boltanski-1978-les-cadres-autodidactes-pdf.pdf
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- Publié le Oct 24, 2021
- Catégorie Business / Finance
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