1 Prendre la parole sous l’État français : Le cas de François Perroux Nicolas B
1 Prendre la parole sous l’État français : Le cas de François Perroux Nicolas Brisset Université Côte d’Azur, CNRS, GREDEG Nicolas.BRISSET@univ-cotedazur.fr Raphaël Fèvre University of Cambridge, POLIS raphael.fevre@gmail.com ORCID ID: 0000-0001-7628-4888 GREDEG Working Paper No. 2019-19 Résumé : L’activité de l’économiste François Perroux au moment de l’occupation a été analysée sous différents angles. Dans le travail qui va suivre, nous tâcherons d’éclairer l’activité de Perroux sous l’État français non pas à partir des nombreux ouvrages et articles académiques qu’il publie entre 1940 et 1944, mais plutôt en se consacrant à ses prises de paroles en tant qu’intellectuel public. Pour se faire, nous utiliserons la notion bourdieusienne de « représentation ». Mots clefs : Perroux, propagande, régime de Vichy, représentation, Bourdieu. Codes JEL : B29, B30 2 L’activité de l’économiste François Perroux au moment de l’occupation a été analysée sous différents angles : relativement au cheminement de sa pensée tout d’abord [Cohen, 2012 ; Brisset et Fèvre, 2018], avec une attention particulière pour son analyse des régimes autoritaires [Brisset et Fèvre, 2019a], ou encore à travers son rôle de secrétaire général de la Fondation Carrel [Drouard, 1992 ; Brisset, Fèvre et Juille, 2019]. Dans le travail qui va suivre, nous tâcherons d’éclairer l’activité de Perroux sous l’État français non pas à partir des nombreux ouvrages et articles académiques qu’il publie entre 1940 et 1944, mais plutôt en se consacrant à ses prises de paroles en tant qu’intellectuel public. Comme le montre l’examen minutieux d’Antonin Cohen [2012], Perroux rédige de nombreux articles à destination de journaux et de revues qui soutiennent, de près ou de loin, l’action du gouvernement de Vichy. Des périodiques à large diffusion, comme Idées, Économie et humanisme, Demain, La communauté nationale, Temps présent, Construire, mais également à l’attention de publics ciblés, tel que Rencontres ou le Bulletin des services médicaux et sociaux du travail. La consultation des archives Perroux indique également la vive activité de conférencier à laquelle s’adonne l’économiste devant des publics hétérogènes. On sait que Perroux intervient dans les différentes écoles de formation des cadres mises en place par le régime, notamment Uriage (conférence reproduite dans la revue Idées, Perroux, 1942f), Mayet-de-Montagne [Hellman 1993; Angevin 2015], mais également l’Institut de Formation légionnaire, dirigée par son proche collaborateur Yves Urvoy [Urvoy, 2017]. Il prend également la parole dans des cadres professionnels divers, telles la formation des assistantes sociales [1942d] ou l’Union des syndicats patronaux des industries textiles de France [1942e]. En plus de ses interventions extra-académiques, nous intégrerons à notre corpus les cours que François Perroux donne en 1942 et 1943 aux étudiants de la Faculté de droit de Paris. Des cours entièrement dédiés à la doctrine économique de Vichy, et plus particulièrement à la Charte du travail [Perroux, 1942g, 1943a]. Il ressort de ces différents textes une hétérogénéité de tons, de thématiques, d’approches, voire de points de vue, dont le dénominateur commun est la tentative d’apporter une forme de 3 soutien au régime en place. François Perroux, lors de ses déplacements, dans ses articles de journaux, est à ce titre plus qu’un professeur d’économie. Il est un économiste ayant participé la rédaction du projet de Constitution de Vichy [Cointet-Labrousse, 1989] et qui a été membre du Conseil d’étude économique auprès d’Yves Bouthillier. Il a également occupé le poste de secrétaire général de la Fondation pour l’étude des problèmes humains (dit « Fondation Carrel »), une institution importante financée directement et de manière substantielle par le nouveau régime [Drouard, 1992]. Perroux peut à ce titre être qualifié de « représentant » de l’État français. On analysera précisément ses différents textes – dits et écrits – à travers la notion de « représentation », définie par Pierre Bourdieu [1982 : 107-109] comme la capacité à porter la parole d’un groupe, en ce qu’on est doté du capital symbolique accumulé par ce même groupe. Notre hypothèse est que Perroux, par son discours, se construit en tant que « porte-parole » du nouveau régime, dans un sens qu’il faudra dès lors préciser. Ce positionnement nécessite deux mouvements constitutifs d’une co-construction entre le représentant (Perroux) et le représenté (le régime de Vichy). D’un côté, l’inscription de Perroux au sein du nouveau régime participe de la construction de son identité sociale de « porte-parole », conférant une force à son discours. De l’autre, sa parole participe du renforcement institutionnel du dit régime, c’est-à-dire d’accumulation de capital symbolique nécessaire à la constitution et à l’exercice du pouvoir. Le premier mouvement tient du fait que l’État français, dans la rupture qu’il provoque vis-à-vis de la troisième République, valorise les capacités discursives de Perroux. En effet, d’une part, l’économiste est souvent considéré comme une voix du catholicisme social, et qui plus est comme un personnaliste proche de la frange traditionaliste du mouvement Esprit [Brot, 1992 ; Winock, 1996 : 151]. D’autre part, son nom apparaît régulièrement avant la guerre dans la presse réactionnaire. Il publie, par exemple, le 24 septembre 1937 un article dans Je suis partout, journal fascisant et futur emblème de la presse collaborationniste. Dans cet article, il fustige l’irresponsabilité budgétaire de la politique économique du Front populaire. 4 Ce même journal fera d’ailleurs mention du travail de François Perroux sous l’occupation. Par exemple, dans son tirage du 30 août 1941, à l’occasion d’un article traitant du corporatisme de la Révolution nationale [P.L., 1941]. Perroux, avant l’éclatement du conflit mondial, est doté d’un habitus qui sera valorisé par la Révolution nationale1. La communauté nationale, qui se présente comme un « organe d’action contre les ennemis de la Révolution nationale » [dans Cohen, 2012 : 256], publie régulièrement des extraits du travail de Perroux, allant jusqu’à lui offrir la première page dans son numéro de novembre-décembre 1942. L’article lui étant consacré (à lui et à son collaborateur privilégié Yves Urvoy 2 ) commence par ces mots révélateurs : « Il n’est pas nécessaire de présenter aux lecteurs de ce journal François Perroud [sic] et Yves Urvoy »3. Preuve que l’économiste lyonnais est considéré dans certains milieux comme un représentant majeur de la doctrine de l’État français. Il sera d’ailleurs vertement critiqué par Gaëtan Pirou en raison de « l’ardente passion doctrinale » dont il fait étalage à cette époque [Pirou, 1944]4. Une « passion » poussant Perroux à se présenter comme un représentant scientifique de Vichy au sein de la Fondation Carrel. Le second mouvement, constitutif de la représentation, est celui de la participation du porte- parole à la constitution de l’entité qu’il représente. Perroux, par son discours, ne se contente pas d’exprimer des opinions, il participe à une légitimation symbolique du régime. Cette dernière passe par le développement d’une rhétorique téléologique, caractérisant le régime de Vichy comme une nécessité historique : l’œuvre de l’État français ne peut se réduire aux circonstances dramatiques de la défaite et de l’Occupation, elle est une nécessité jusqu’alors étouffée par le République. Perroux participe donc à « faire exister » le régime comme entité historiquement légitime. Sur ce point, les journaux ou les lieux dans lesquels sa parole prend place ne sont pas 1 Sur ce point, voir Brisset, Fèvre et Juille (2019). 2 Sur Perroux et Urvoy, voir Brisset et Fèvre (2019b). 3 Voir sur ce point le très précis et exhaustif travail de recension d’Antonin Cohen (2012 : 259). 4 Pirou fait partie de la Fondation Carrel, bien que nous ne connaissions pas avec précision l’ampleur de son investissement. 5 anodins : formation des cadres du régime, presse liée à la censure et à l’information, journaux traditionalistes pétainistes. Les contenants sont ici aussi importants que les contenus. I. Demain et la défense de la fondation Carrel Dans son numéro du 28 novembre 1943, le journal Demain publie un petit encadré indiquant : « Notre ami et collaborateur François Perroux ouvrira bientôt la série des publications de la Fondation Française pour l’Étude des Problèmes Humains par une étude sur ce sujet ». Perroux n’entame pas là sa collaboration avec Demain. On peut, à titre d’exemple, citer son article d’août 1943, intitulé « Pour une politique naturelle » [Perroux, 1943b]. Perroux y fustige le régime républicain pour avoir ignoré les résultats de la biologie moderne, et ainsi adopté des politiques sapant les fondements biologiques de la communauté française. Demain est un hebdomadaire catholique traditionaliste, lancé par Jean de Fabrègue en janvier 1942 avec le soutien financier des services de l’information de l’État Français. On compte dans les rangs de ses collaborateurs René Vincent (directeur de la Censure à partir de 1941 et fondateur de la revue Idées), Henri Guitton (économiste proche de Perroux et qui est à l’origine, avec Fabrègue, du Centre d’action des prisonniers), Gustave Thibon (philosophe pétainiste également lié à Économie et humanisme, autre revue proche du régime), Le Cour Grandmaison (lui aussi membre du Conseil national de Vichy), ou encore Henri Massis. On voit ici se dessiner un « réseau de publications », en partie coordonné par la propagande du régime, et au sein duquel trois revues tiennent le haut du pavé [Cohen, 2012 : 207]. En plus de Demain, il faut donc compter Idées5, uploads/Finance/brisset-19 1 .pdf
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- Publié le Jan 07, 2021
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