1 Sénèque, Lettres à Lucilius, trad. Joseph Baillard, Paris, 1914. 2 Nous renvo
1 Sénèque, Lettres à Lucilius, trad. Joseph Baillard, Paris, 1914. 2 Nous renvoyons à nos livres, Les Commerces de Montaigne. Le discours économique des Essais, Paris, A.-G. Nizet, 1992 ; et L’Imaginaire économique de la Renaissance, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002. Seizième Siècle – 2008 – N° 4 p. 113-124 L’AVARICE CHEZ MONTAIGNE L’avarice a toujours occupé une place importante dans le discours moral que produit une époque, cela depuis l’Antiquité. En effet, dans ses Lettres à Lucilius, Sénèque remarque qu’« il y a grande différence entre l’avarice et l’argent, puisque l’une désire et que l’autre est désiré ; de même entre la philosophie et la sagesse. Celle-ci est l’effet et la récom- pense de celle-là ; l’une est le terme où marche l’autre » (Lettre LXXXIX)1. Il ne faudrait donc pas confondre l’argent et l’avarice, malgré le fait que, dans l’opinion commune, l’un dérive obligatoirement de l’au- tre. Une distinction plus théorique que pratique ! Dans une autre lettre, Sénèque explique que « l’argent tourmente plus ses possesseurs que ses aspirants » (Lettre CXV). C’est donc bien l’argent qui conduit à l’avarice. Dans ce même rapport problématique, Théophraste avait quant à lui défini les caractères du grippe-sou et du pingre. Dans ses Caractères, il précise que le premier manque de générosité et le second économise de façon exa- gérée. Mettre son pécule de côté a toujours été considéré comme un péché et contraire à la nature même de l’argent qui se veut un moyen favorisant la circulation des marchandises. La littérature a produit de célèbres avares. Bien avant Molière, Ronsard se plaint à maintes reprises de la valeur insuffisante qui est donnée à ses vers et rédige même une ode « Contre les Avaricieux » à cet effet. Mon- taigne accorde également une place considérable à l’argent dans ses Essais et se méfie de tout ce qui est accumulé ou thésaurisé2. L’avarice est deve- nue une des préoccupations importantes à la Renaissance et fait partie inté- grante du discours économique de l’époque. La thésaurisation commence à être perçue comme un fléau pour les économies nationales et les premiers théoriciens économiques du tout début du XVIIe siècle réclameront une circulation accentuée de la monnaie afin de mettre fin à la pratique accrue de la thésaurisation et donc du dérèglement humain qui lui est associé : 114 PHILIPPE DESAN 3 Sur l’économie et les échanges à cette époque, nous renvoyons aux travaux de Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, 2 vols., Paris, Armand Colin, 1949 ; Civilisation matérielle, économie et capitalisme. XVe-XVIe siècle, 3 vols., Paris, Armand Colin, 1979 ; Immanuel Wallerstein, Le Système du monde du XVe siècle à nos jours, t. 1, Capitalisme et économie-monde 1450-1640, Paris, Flam- marion, 1980 ; Pierre Jeannin, Les Marchands au XVIe siècle, Paris, Le Seuil, 1967 ; J.N. Ball, Merchants and Merchandise. The Expansion of Trade in Europe 1500-1630, New York, St. Martin’s Press, 1977 ; et Henri Pigeonneau, Histoire du commerce de la France, [1897], 2 vols., New York, Burt Franklin, 1970. l’avarice. Car l’avarice n’est pas seulement une préoccupation écono- mique, c’est, croit-on, aussi un vice humain. On ne peut pourtant pas faire l’analyse de l’avarice sans une compré- hension du système monétaire en place à son époque. L’avarice possède des fondements socio-économiques qui, à notre avis, n’ont pas suffisam- ment été mis en avant, surtout quand il s’agit du XVIe siècle. À la Renais- sance, la monnaie est devenue une marchandise dont la valeur subit les fluctuations aléatoires des échanges sociaux. Ce sont surtout les pièces d’or étrangères – le ducat et la pistole d’Espagne, le florin d’Allemagne – qui sont les plus recherchées. Ces pièces connaissent un cours parallèle qui échappe aux ordonnances royales de l’époque. Le cours officiel est quel- quefois très éloigné du cours réel des pièces d’or malgré le fait que le roi se réserve le droit de fixer la valeur nominale de ces pièces et d’établir ainsi leur valeur en unité de compte – la livre tournois. Devant cette dif- férence entre le cours réel et le cours officiel on s’interroge sur la valeur de l’argent et l’on a pour habitude de mettre de côté (c’est-à-dire retirer de la circulation) les pièces qui possèdent une valeur marchande (valeur d’échange) plus forte que leur valeur nominale. La rareté de ces pièces augmente encore plus leur valeur d’échange et encourage conséquemment leur thésaurisation. De plus, comme tout marchand de la Renaissance le sait très bien, la diversité des pièces en circulation complique singulière- ment les opérations de change3. C’est un véritable casse-tête qui se pose aux voyageurs : comment tenir compte des équivalences entre la valeur nominale d’une pièce et son poids en or ou en argent ? Très vite certaines monnaies sont privilégiées car elles sont généralement plus acceptées que d’autres sur certains marchés, notamment à l’étranger. Ces pièces devien- nent donc plus désirables et sont ainsi mises de côté par les marchands qui les jugent plus appréciables. Comme on le voit, ce qui pourrait être perçu comme de l’avarice possède dans ce cas un fondement purement écono- mique lié au marché et repose sur une pratique échangiste pragmatique. À partir du milieu du XVIe siècle un nombre considérable de pièces d’argent commencèrent à circuler en France – la plus connue étant le tes- 115 L’AVARICE CHEZ MONTAIGNE 4 Voir Frank C. Spooner, L’Economie mondiale et les frappes monétaires en France 1493- 1680, Paris, Armand Colin, 1956. 5 Georg Simmel, Philosophie de l’argent, traduit de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Presses Universitaires de France, 1987, p. 293. 6 Nous avons développé ce parallèle dans « L’éthique économique des Essais », L’Esprit Créateur, vol. 46, n° 1, 2006, p. 17-29. ton. Encore plus nombreuses étaient les pièces de billon, telles que le sol, le liard, le douzain et le denier. Si la monnaie de billon ne manquait pas, les pièces d’or étaient quant à elles relativement peu nombreuses sur les marchés et firent souvent l’objet d’une thésaurisation accrue4. L’or est à cette époque un refuge qui permet au marchand de s’assurer une épargne personnelle. Cette épargne peut conduire à l’avarice. Pourtant, cette trans- formation n’est pas qualitative mais bien quantitative. En fait, la diffé- rence de perception entre épargne et avarice ne relève que d’un ordre de grandeur. Sans reprendre les textes de Marx sur le développement du capi- talisme, on peut affirmer que, vers la fin de la Renaissance, l’argent (plus particulièrement les pièces d’or) devient l’objet de la convoitise finale. Son importance croît en fonction de son caractère universel de truchement entre les marchandises. Cette médiation transforme l’argent en marchan- dise par excellence, une marchandise qui donne accès à toutes les autres marchandises. Un nombre toujours plus grand d’objets que l’on peut acquérir passe désormais par l’intermédiaire de l’argent et se confond avec lui. La possession virtuelle de marchandises, rendue possible grâce à l’avarice, crée un plaisir supplémentaire : l’argent non dépensé représente une valeur potentielle définitive et satisfaisante. C’est au niveau psycho- logique que ce plaisir se ressent le mieux. Simmel montre ainsi que, « pour l’avare, tous les autres biens se situent à la périphérie de l’existence et de chacun d’eux part un rayon qui mène sans équivoque vers son centre, l’ar- gent, et ce serait méconnaître tout ce sentiment spécifique de jouissance et de puissance que d’inverser cette direction pour renvoyer du but final à la périphérie, ne fût-ce que mentalement »5. Sur un plan théorique, pos- séder une large somme d’argent correspond à posséder virtuellement tous les objets désirés. L’accumulation du capital permet dès lors de s’imagi- ner l’appropriation de tous les biens convoités et devient une fin en soi. Les analyses de Max Weber sur le développement du capitalisme confir- ment ce moment historique où l’argent n’est plus seulement un moyen mais est perçu comme une finalité. L’éthique protestante ne fera qu’am- plifier ce phénomène nouveau d’accumulation du capital, forme institu- tionnalisée de l’avarice6. L’avarice conduit à cet état bien particulier de satisfaction imaginaire permanente, puisque la totalité des objets désirés demeure accessible sans 116 PHILIPPE DESAN 7 Georg Simmel, op. cit., p. 275. 8 Ibid., p. 291. qu’il soit pour autant nécessaire d’établir des priorités d’acquisition et donc de se séparer de son argent. Avoir de l’argent dans un coffre autorise toutes les possibilités de dépense sans se défaire de ses économies. Il existe dans ce principe une certaine forme de jouissance personnelle qui permet à l’individu de s’imaginer dans un monde où règne le conditionnel : avec cette somme je pourrais acquérir tel objet, tel service. Georg Simmel com- mente cette polarité nouvelle inhérente à l’argent : « être par nature le moyen absolu et devenir par là même dans la psychologie de la plupart des gens la fin absolue, fait de lui, d’une façon très remarquable, un symbole dans lequel les grands régulateurs de la vie pratique se trouvent comme figés »7. L’avare jouit effectivement d’un pouvoir symbolique qui consiste à posséder une partie du uploads/Finance/desan-l-x27-avarice-chez-montaigne.pdf
Documents similaires








-
23
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 25, 2022
- Catégorie Business / Finance
- Langue French
- Taille du fichier 0.1192MB