Tous droits réservés © Les Presses de l’Université de Montréal, 2015 Ce documen

Tous droits réservés © Les Presses de l’Université de Montréal, 2015 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 11 oct. 2020 12:18 Études françaises « Par-dessus le marché » : Derrida et la performativité de l’ekphrasis Jean-Michel Rabaté Toucher des yeux. Nouvelles poétiques de l’ekphrasis Volume 51, numéro 2, 2015 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1031235ar DOI : https://doi.org/10.7202/1031235ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Les Presses de l’Université de Montréal ISSN 0014-2085 (imprimé) 1492-1405 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Rabaté, J.-M. (2015). « Par-dessus le marché » : Derrida et la performativité de l’ekphrasis. Études françaises, 51 (2), 175–194. https://doi.org/10.7202/1031235ar Résumé de l'article Partant de l’expression « par-dessus le marché », telle que Derrida l’utilise dans une conversation avec l’artiste coréenne Soun-Gui Kim au sujet des apories et paradoxes créés par notre marché mondial de l’art, j’examine la logique de cette expression idiomatique qui fonctionne comme un performatif ekphrastique, posant à la fois l’excès et son excès. Ceci se relie au silence qui accompagne le dévoilement de la vérité dans et par l’art. Soun-Gui Kim interprète ce silence en termes bouddhistes proches de son travail avec John Cage. J’évoque alors la dialectique du silence et de la musique chez Cage avant de rouvrir le débat entre Derrida et Paul de Man au sujet de la musique et de la voix chez Jean-Jacques Rousseau. « Par-dessus le marché » : Derrida et la performativité de l’ekphrasis jean-michel rabaté Ce qui tombe, on doit encore le pousser par-dessus le marché. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra1. Lorsque l’artiste française et coréenne Soun-Gui Kim organisa un entretien filmé avec Jacques Derrida le 7 mars 2002 à Ris Orangis pour la Biennale internationale d’art de Gwuang Jiu, elle s’était présentée comme une amie et disciple du compositeur américain John Cage. L’entretien démarra sur la question de la « globalisation », étant donné le contexte transculturel de cette conversation et le lieu de présenta- tion du film réalisé ce jour-là. Évoquant l’expression de « mondialati- nisation » que Jacques Derrida avait forgée dans son texte Foi et Savoir, Soun-Gui Kim voulait apprendre de lui comment résister aux effets pervers de la globalisation ou de la mondialisation. La seule stipulation que Jacques Derrida avait émise concernait une expression idiomatique qu’il avait demandé à son interlocutrice de lui envoyer comme une première balle à reprendre au bond : l’expression « par-dessus le mar- ché ». Elle le fit en demandant : « Y a-t-il, par-dessus le marché, un art, à l’avenir de la mondialisation2 ? » Derrida répondit alors du tac au tac : 1. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. fr. Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Le Livre de poche, 1972, p. 298. Le texte original dit : « […] was fällt, das soll man auch noch stossen ! » (Friedrich Nietzsche, Also Sprach Zarathustra, Munich, Goldmann, sans date, p. 161.) 2. Extrait du dvd Art, or Listen to the Silence: Soun-Gui Kim in Conversation with Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy and John Cage, Jean-Michel Rabaté et Aaron Levy (éds), Slought 176 tudes franaises • 51, 2 Je prendrai au vol votre expression « par-dessus le marché ». D’abord, parce que c’est une expression très idiomatique en français et qui, d’une certaine manière, résiste à la traduction et donc repose le problème que vous avez posé, à savoir le problème de l’universalisation de l’œuvre d’art, de sa traduction, et de ce qui, en quelque sorte, peut ou bénéficier ou souffrir cet élargissement mondial du marché. L’expression française « par-dessus le marché » a un sens courant qui veut dire « en plus », « en supplément », « ceci, ceci, cela et par-dessus le marché ceci ou cela ». Mais évidemment, appliquée à l’art, elle évoque l’idée d’un art qui excède en quelque sorte les lois du marché, qui nécessairement s’inscrit dans le marché, et cela voudrait dire pourquoi il ne peut pas y avoir d’art totalement à l’abri du marché. Mais la question, c’est : comment l’art ou des œuvres d’art peuvent-elles, en quelque sorte, tout en obéissant apparemment à la loi du marché, faire autre chose, ou détourner les lois du marché, ou excéder les lois du marché3 ? Derrida avait bien raison de noter que cet idiome résiste dans sa sim- plicité apparente. Il semble qu’il provienne de l’habitude qu’avaient les marchands de bestiaux, quand un marché était conclu, de taper d’une main sous la main de l’autre pour signaler que le contrat était officiel ; puis, il y avait une autre part, le rabiot, le surplus, ce qui devait rester caché aux regards des observateurs, qui correspondait à ce qui était « par-dessus le marché ». Cette expression vient de loin pour Derrida, qui l’avait employée à propos de Valerio Adami dans un commentaire du texte de Walter Benjamin sur l’œuvre d’art à l’époque de sa repro- ductibilité. On trouve ceci dans La vérité en peinture : « N’oubliez pas que vous avez sous les yeux, en un premier sens, une reproduction. Elle dépend d’un marché (par-dessus le marché ne peut intituler qu’un dérèglement fictionnel), d’un appareil politique, optique, technique4. » Cette expression est reprise et développée dans une conférence de 2002 sur les « dessous » de la peinture. Cette fois, l’idiome se renverse et accepte l’idée des « dessous », comme on parlerait de « dessous de table » ou encore de « dessous féminins ». C’est le marché qui est com- pris comme porteur d’un excès qui s’excède lui-même – je cite un passage crucial pour notre discussion : Foundation, Philadelphie, 2014. Le texte est reproduit dans un livret en anglais, coréen et français ; ici, p. 16. 3. Ibid. 4. Jacques Derrida, « + R (par-dessus le marché) », dans La vérité en peinture, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1978, p. 202. Les italiques sont dans le texte. 177 derrida et la performativité de l’ekphrasis Par-dessous et par-dessus le marché, car il sera aussi question, au moins en principe, d’un certain marché de l’art, et il n’y a pas de marché sans le des- sous du marché, et sans un certain excès qui n’est pas seulement de plus- value et qui vient, comme l’art lui-même, par-dessus le marché, un marché de l’art qui […] n’est possible, avec ses dessous, ses intrigues, ses suren- chères, ses transactions ou ses spéculations, que dans la mesure où les supports des œuvres, les substances et les subjectiles, donc les dessous des œuvres, ne sont pas reproductibles, font partie de ce qu’il y a d’unique, donc de rare, dans une œuvre5. Ces observations s’appliquent d’autant plus au contexte d’une biennale d’art contemporain, car ce qui compte avant tout pour Derrida et Soun-Gui Kim, c’est qu’un artiste puisse résister au marché en tant que « pouvoir hégémonique, qui efface les différences et qui homogénéise dans son propre intérêt ». Dans sa réponse, Derrida va donc développer un programme possible pour les artistes contemporains, esquissant au passage une déontologie qui pourrait fonder toute une éthique : Donc, il faut lutter à la fois contre l’homogène et l’hégémonique. […] Évidemment, c’est une lutte interminable, parce qu’il faut sans cesse recommencer. Je ne dis pas ça contre telle ou telle hégémonie. On pense souvent à l’hégémonie américaine. Mais souvent, c’est justement en pen- sant que certains artistes américains eux-mêmes peuvent souffrir de cet empire économique, hégémonique et homogénéisant. Donc, voilà, « par- dessus le marché », cela veut dire, non pas « non au marché », « oui à un certain marché », mais en posant ses conditions, et ces conditions passent, encore une fois, par le travail. Par le travail de l’artiste, lui-même6. En même temps, Derrida récuse le romantisme facile de ceux qui pensent que l’art authentique devrait se déployer en dehors de tout marché : il y a un marché de l’art, il serait fou ou vain de vouloir s’y soustraire. Proche de cette pensée par son travail sur la vidéo, le dessin et les installations, Soun-Gui Kim demande alors comment penser la diffé- rence positive au sein de l’universalité si l’universalité est synonyme d’harmonie globale. Pour progresser, elle cite John Cage qui disait : « Mon harmonie, c’est celle qui intègre le bruit », ajoutant que, selon John Cage, tout bruit participe de l’ordre du silence. En effet, Cage 5. Jacques Derrida, « Les “dessous” de la peinture, de l’écriture et du dessin : support, substance, sujet, suppôt et supplice », dans Penser à ne pas voir. Écrits sur les arts du visible (1979-2004), Ginette Michaud, Joana Masó et Javier Bassas (éds), Paris, Éditions de la Différence, coll. « Essais », no 82, 2013, p. 243. uploads/Finance/ekphrasis-rabate.pdf

  • 21
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Jui 20, 2022
  • Catégorie Business / Finance
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.3367MB