LA DELEUZIANA – REVUE EN LIGNE DE PHILOSOPHIE – ISSN 2421-3098 N. 3 / 2016 – LA
LA DELEUZIANA – REVUE EN LIGNE DE PHILOSOPHIE – ISSN 2421-3098 N. 3 / 2016 – LA VIE ET LE NOMBRE 30 La gouvernementalité algorithmique : radicalisation et stratégie immunitaire du capitalisme et du néolibéralisme ? par ANTOINETTE ROUVROY Abstract This article is a set of reflections on the question: ‘what is completely new in algorithmic governmentality compared to capitalism and neoliberalism?’ The following text is thus some preliminary, temporary and definitively uncertain intuitions in response to this question. 1. La gouvernementalité algorithmique en tant que symptôme et accélérateur du capitalisme Si l’on retient la définition du capitalisme comme « libération des flux dans un champ déterritorialisé » que donnaient Deleuze et Guattari1, la continuité entre capitalisme et gouvernementalité algorithmique apparaît évidente. Les processus sophistiqués de production des données brutes (anonymisation, décontextualisation, désindexation…) correspondent assez exactement à ce que Deleuze et Guattari appellent un processus de décodage et de déterritorialisation, c’est-à-dire une production de signaux expurgés de tout ce qui les rattachait à des formes ou expériences de vie singulières. La numérisation est aussi en ce sens exemplaire de ce que Bernard Stiegler, à la suite de Jacques Derrida et de Sylvain Auroux, appelle la “grammatisation”2. Par ailleurs il paraît évident que le « tournant numérique », en ce qu’il permet et encourage de nouvelles perspectives d’appréhension automatique et statistique de « ce que peuvent les corps », est étroitement complice du mouvement plus général de "managérialisation" à l'œuvre dans une multitude de secteurs. Le propre de cette managérialisation est de privilégier la quantification (faire du chiffre) au détriment de l'élaboration de projets (faire du sens). La quantification devient de la sorte une finalité, un projet en soi. Avec ceci de particulier, encore, que, dans le contexte de la gouvernementalité algorithmique, la quantification ne présuppose plus aucune convention de quantification antécédente, qu’elle a l’air, plutôt, de se confondre avec le monde (numérisé) lui-même, d’en être une émergence « spontanée »3. « Faire du 1 « Le décodage et la déterritorialisation des flux définit le processus même du capitalisme, c’est-à-dire son essence, sa tendance et sa limite externe » (Deleuze & Guattari 1972 : 382). 2 Cf. http://arsindustrialis.org/grammatisation. 3 La gouvernementalité algorithmique, repose sur l’idéologie technique (d’exhaustivité, d’immanence, LA DELEUZIANA – REVUE EN LIGNE DE PHILOSOPHIE – ISSN 2421-3098 N. 3 / 2016 – LA VIE ET LE NOMBRE 31 chiffre » par n’importe quel moyen, quelles que soient les finalités sociales de ce qui croît. C’est-à-dire que même la modalité de l’œuvre (ou du projet)4 est en train de se liquéfier au profit d’une circulation pure et simple (de données, d’argent, de chiffres) ou d’un « projet » en creux ne consistant plus qu’à empêcher l’interruption de ces circulations. En fait, le « projet » est celui d’une accélération des flux, accélération définitionnelle du capitalisme. Que ce qui « coule » ainsi soit a-signifiant n’a plus aucune importance. Au contraire, même, que ce qui « coule » soit a-signifiant est précisément ce qui permet d’éviter toute forme de subjectivation5, tout en réalisant un asservissement machinique, moléculaire, asignifiant mais éminemment opérationnel6. Ainsi pourrait-on avancer que les données numérisées « à l’état brut », sont aujourd’hui la « texture » même du capitalisme (une « texture » absolument immatérielle, abstraite). “Signaux” – provoquant des « réactions » ou du « réflex » dans les dispositifs informatiques – plutôt que « signes » renvoyant à des significations, les données brutes ne se laissent aisément assimiler à aucune des catégories de signes décrits par Charles-Sanders Peirce: elles ne fonctionnent pas comme des icônes (qui font signe par ressemblance avec l’objet dont elles sont le signe), ni comme des indices (qui font signe par connexion physique avec l’objet pour lequel elles font signe), ni encore comme symboles (qui font signe par convention). A la différence des signaux émis sur le mode animalier, qui ne sont peut-être pas plus que les données numériques brutes, le résultat d’une intention délibérée de l’animal, les données brutes, en elles-mêmes, ne remplissent aucune fonction pour l’espèce : elles n’opèrent, par exemple, aucun d’objectivité) des Big Data, dont nous avons parlé ailleurs. 4 Dans La condition de l’homme moderne, Hannah Arendt (2001) décrit ainsi la modalité de l’œuvre : « Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui caractérise la fabrication [l’œuvre] qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines (…) le processus de fabrication, à la différence de l’action, n’est pas irréversible : tout ce qui est produit par l’homme peut être détruit par l’homme, et aucun objet d’usage n’est si absolument nécessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction. L’homo faber est bien seigneur et maître, non seulement parce qu’il est ou s’est fait maître de la nature, mais surtout parce qu’il est maître de soi et de ses actes. [...] Seul avec son image du futur produit, l’homo faber est libre de produire, et, de même, confronté seul à l’œuvre de ses mains, il est libre de détruire ». 5 « Qu’on le nomme à partir d’expressions comme société de l’information, capitalisme cognitive ou âge de l’accès, le capitalisme se définit ontologiquement comme une “liberation des flux dans un champ déterritorialisé” (Deleuze et Guattari), soit l’abolition de toute substance-sujet et de toute substance- objet : il n’y a que des ponctualités subjectives et objectives, des pauses momentannées dans la production indéfinie des flux » (Neyrat 2011 : 25). 6 « Il y a un inconscient machinique moléculaire, qui relève de systèmes de codages, de systèmes automatiques, de systèmes de moulages, de systèmes d’emprunts, etc., qui ne mettent en jeu ni des chaînes sémiotiques, ni des phénomènes de subjectivation de rapports sujet/objet, ni des phénomènes de conscience ; qui mettent en jeu ce que j’appelle des phénomènes d’asservissement machinique, où des fonctions, des organes entrent directement en interaction avec des systèmes machiniques, des systèmes sémiotiques. L’exemple que je prends toujours, est celui de la conduite automobile en état de rêverie. Tout fonctionne en dehors de la conscience, tous les réflexes, on pense à autre chose, et même, à la limite, on dort ; et puis, il y a un signal sémiotique de réveil qui, d’un seul coup, fait reprendre conscience, et réinjecte des chaînes signifiantes. Il y a, donc, un inconscient d’asservissement machinique » (Guattari 1980). LA DELEUZIANA – REVUE EN LIGNE DE PHILOSOPHIE – ISSN 2421-3098 N. 3 / 2016 – LA VIE ET LE NOMBRE 32 marquage territorial à destination d’autres spécimens. Ceci dit, si les capacités d’êtres rationnels, leur sapience en surplus de leur sentience – et leurs pouvoirs langagiers en général – contribuent à définir ce qui fait la spécificité des animaux humains, ou ce qui fait leur humanité7, il faut bien reconnaître que le profilage algorithmique, en raison de tout ce dont il dispense (de la « suspension réflexive», le temps nécessaire à l’évaluation et à la décision humaines), nous affecte peut-être à un niveau plus « ontologique » qu’on ne serait prêts à le reconnaître à une époque et dans un « milieu » intellectuel où il est de bon ton de se défier du bon vieil humanisme anthropo-logocentrique au profit d’une vision de l’être humain comme un être essentiellement technique. Peut-être pourrions- nous avancer, à titre d’hypothèse, que ce dont nous « privent » ces dispositifs techniques, et surtout notre propension à nous soumettre à la rationalité algorithmique qui s’y trouve embarquée, c’est d’occasions et donc de capacités d’« abstraction », de « distanciation » d’avec le « réel calculé », mais aussi, « anticipés » comme nous le sommes et « gavés » par un environnement de plus en plus « intelligent » capable de se rendre immédiatement, et même par avance « pertinent » pour nous, de notre aptitude à désirer et à projeter, ces capacités « imaginantes » étant en voie d’être sous-traitées à des machines automatiques. Dans le même temps, grâce au fait que les signaux « peuvent être calculés quantitativement quelle que soit leur signification »8 tout se passe comme si la signification n’était plus absolument nécessaire, comme si, l’univers était déjà – indépendamment de toute interprétation – saturé de sens, comme s’il n’était plus, dès- lors, nécessaire de nous relier les uns aux autres – de « reterritorialiser » – par du langage signifiant. Les dispositifs de la gouvernementalité algorithmique parachèvent semble-t-il à la fois l’émancipation des signifiants par rapport aux signifiés (mise en nombres, recombinaisons algorithmiques des profils) et la substitution des signifiés aux signifiants (production de la réalité à même le monde – le seul réel qui « compte », pour la gouvernementalité algorithmique, est le réel numérique, représentation quantitative systématique remplaçant l’évaluation qualitative systémique) réalisant dès-lors une forme parfaite de capitalisme au sens où Félix Guattari l’entendait: La texture même du monde capitaliste est faite de ces flux de signes déterritorialisés que sont les signes monétaires, les signes économiques, les signes de prestige, etc. Les significations, les valeurs sociales (celles que l’on peut interpréter) se manifestent au uploads/Finance/la-gouvernementalite-algorithmique-radicalisation-et.pdf
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- Publié le Dec 05, 2021
- Catégorie Business / Finance
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