27 Conflit de cultures, conflit de signes dans l’architecture urbaine: les tran

27 Conflit de cultures, conflit de signes dans l’architecture urbaine: les transformations coloniales de Constantine (Algérie). Sadri Bensmaïl et Salwa Boughaba, École d’Architecture de Paris - La Villette/ École des Hautes Études en Sciences Sociales. Aujourd’hui, la crise de la production architecturale renvoie en particulier à l’incapacité de l’architecte algérien à réinterpréter ce double héritage colonial et pré-colonial, à dessiner et composer des formes qui incarnent toutes les valeurs collectives. Cette faillite découle du fait que les traditions urbaines, la mémoire incorporée dans les formes et les usages de ses lieux, ont été occulté par les élites politiques et les tenants de l’architecture et de l’urbanisme. La rupture avec des pans entiers de la mémoire collective et la dégradation du métier - comme pratique culturelle et artistique - ont mené à une véritable perte du sens et des savoir-faire de la ville. Les figures signifiantes l’ont déserté, et avec elles s’est perdue l’idée du projet architectural comme narration poétique de la mémoire1 et de l’expérience collectives, «méthode d’ouverture» de la tradition; c’est-à-dire manifestation de ses possibilités latentes, revitalisation du savoir vivre ensemble. Il n’existe plus de projet de ville parce qu’il ne semble plus y avoir de choix et de dessein collectifs de la société. Si nous cherchons à reconstruire la ville, l’analyse préalable de son morcellement est indispensable. Il nous faudrait, avec l’appui des penseurs qui ont appréhendé de l’intérieur et de manière critique cette modernité2 dont nous nous sommes habillés, démonter les mécanismes de production urbaine et mieux comprendre les notions qui ont été à leur origine. Nous devons en effet restituer les sens possibles de ses lieux, réactualiser les évidences que nous ne voyons plus comme significatives, rendre à nouveau manifestes les gestes collectivement posés sur la forme urbaine; soit en somme réactiver les métaphores et les images qui génèrent et renforcent ce que nous appelons souvent - sans trop bien la définir - la culture moderne. A cet égard, le questionnement du «réaménagement» colonial3 de la ville maghrébine, et plus précisément algérienne, pourrait fournir quelque élément de réponse à la problématique évoquée4. C’est au sein de cette confrontation entre les complexes de représentation mentales, traditionnelles et modernes, coloniales et Indigènes, et des savoir-faire produits que nous pouvons le mieux étudier la spécificité des figures urbaines appartenant aux cultures européenne et maghrébine. Conflit de cultures, conflit de signes dans l’architecture urbaine: les transformations coloniales de Constantine © los autores, 1998; © Edicions UPC, 1998. Quedan rigurosamente prohibidas, sin la autorización escrita de los titulares del "copyright", bajo las sanciones establecidas en las leyes, la reproducción total o parcial de esta obra por cualquier medio o procedimiento, comprendidos la reprografía y el tratamiento informático, y la distribución de ejemplares de ella mediante alquiler o préstamo públicos, así como la exportación e importación de ejemplares para su distribución y venta fuera del ámbito de la Unión Europea. Arquitectura, Semiòtica i Ciències Socials 28 Restituer les déstructurations et transformations coloniales s’avère en effet essentiel si l’on veut porter un regard critique sur le sens de la ville moderne, et ainsi, cerner la nature et les fondements de la métropole comme ville sans limite5. Ce genre d’étude sur la longue durée pourrait contribuer à combler les hiatus entre les problématiques de la cité musulmane - centrées sur l’âge classique - et de la ville coloniale, et les problématiques de la ville contemporaine. C’est en ce sens que nous proposons ici d’examiner la forme de la ville comme enjeu de la colonisation moderne, et de reposer, à travers l’espace public à Constantine, la question de son contrôle et de sa rationalisation liés à un nouveau mode de représentation: la représentation esthético-idéologique6. Il ne s’agit donc certes pas ici, contre toute attente, de présenter une analyse sémiotique de la ville coloniale, ni d’en proposer un modèle théorique, mais bien de traiter de la question de la signification de son architecture urbaine, à partir de nos précédentes études sur les images et discours de la colonisation et les transformations de villes précises. La réappropriation culturelle de la ville, sa refondation dans le Nomos 7, demande en effet la mise en évidence et l’analyse de ses éléments signifiants dans une perspective de compréhension de ses thèmes originels. Elle ne peut se faire que dans son appréhension comme lieu de la mémoire collective où l’architecture représente métaphoriquement notre psyché collective. La ville coloniale comme représentation des idées et des idéaux collectifs d’une société spécifique: Les colonies - et l’Algérie en particulier - ont constitué le prolongement des luttes idéologiques de la Métropole et le champ «vierge» de l’expérimentation démonstrative des modèles façonnant les modernisations. La fabrication de la ville coloniale était naturellement l’espace privilégié des enjeux de pouvoir entre les forces politiques, traduites sur place par les conflits opposant les colons et les spéculateurs à l’Armée et aux Indigénistes. Elle matérialisa le projet par excellence de représentation idéologique de la société coloniale et ses groupes d’influence, s’adressant autant à la société indigène qu’à elle-même et qu’aux forces coloniales concurrentes. Ce projet a été mis en oeuvre par une violence fondatrice et systématique qui a rythmé le sacrifice des formes sociales indigènes à l’autel d’une nouvelle modernité. Les tracés coloniaux ont ouvert le tissu des villes à l’aide d’avenues et de places régulières bordées d’édifices et d’équipements publics aux styles néo-classique et éclectique. La forme traditionnelle de la ville préexistante, tournée quant à elle vers ses lieux consacrés8, s’est alors vue disloquée9. Centrée symboliquement sur le tombeau du Saint et les cours de la mosquée et de la maison découpant une portion de la Voûte Céleste, vue par les techniciens de la colonie comme «opaque», «introvertie» et «labyrinthique», elle a été assignée dans le monde incompréhensible et menaçant de l’Autre. C’est envers et contre celui-ci que se sont dressés les avatars exportés de la ville Française moderne. © Los autores, 1998; © Edicions UPC, 1998. 29 Sous l’égide du Génie militaire puis des ingénieurs des Ponts et Chaussées et des architectes, la disposition des équipements et des monuments, la valorisation des «espaces publics», l’avènement de la géométrie et de l’axialité mais surtout la pénétration du Dehors dans le Dedans ont forcé les mémoires et leurs pratiques collectives à l’Exil intérieur (El Kitman) et extérieur (El Hijra). Maître d’oeuvre de la colonisation des territoires mixtes et militaires de 1830 à 1870, le service du Génie militaire a conservé par la suite un contrôle important sur les projets des villes appartenant aux territoires civils pacifiés. Ses actions dépassaient le simple quadrillage militaire et l’implantation des dispositifs de contrôle tactique, et avaient pour but la mise en ordre des activités humaines et la représentation de la France «Civilisatrice». Comme à Alger en 1830, «(...) les premières opérations urbaines seront effectuées à l’intérieur du périmètre de la ville ancienne dans le but d’adopter le tissu «étranger», ressenti comme hostile à la culture et à l’image urbaine des nouveaux occupants.»10 Présentées depuis le XVIème siècle par la Doxa française comme étant «sans ordre ni sécurité», «sans art ni industrie», «sans air ni lumière»11, les villes Indigènes serviront de champs d’application et d’expérimentation des techniques de visibilisation et de viabilisation dans le projet de vérité historique et d’exploitation efficace du territoire et des corps. Mise en ordre instrumentale d’un nouveau Monde - basée sur le plan comme entreprise conceptuelle d’anticipation et image précise de la structure future de la ville -, enracinée dans l’Antiquité et l’humanisme rationnel, la colonisation moderne s’est dès lors chargée de la mythologie du projet dont elle se réclamait. Fortement influencée par l’École des Beaux-Arts, la ville coloniale se voulait «lisible» et extravertie, organisée par des «espaces publics», civiques et profanes que nous ne faisons que parcourir aujourd’hui sans pouvoir en renouveler le sens. Elle représentait, à travers ces nouveaux théâtres de la vie collective aux signes ambivalents de domination et d’assimilation - de «dévoration» de l’Autre -, les idées et les idéaux d’une société coloniale se voulant «moderne», «libérale» et spécifique. Le système de l’architecture urbaine coloniale et la formation des places publiques: Ce projet a reposé sur des notions importantes de savoir-faire mettant en oeuvre un véritable «système d’architecture urbaine»: la régularité et le système, l’espace public, l’équipement et ses relations entre les espaces12. C’est l’ouverture et la séparation, d’une part, le quadrillage et la régularité (avec l’une de ses figures, la trame orthogonale) d’autre part, que nous voudrions ici examiner en particulier. Afin donc de restituer le sens du savoir-faire qui a matérialisé l’idée de la ville «moderne» de Constantine, nous proposons de suivre la formation du fragment reliant le Rocher - socle de la ville préexistante - aux futurs «nouveaux quartiers européens» et constitué par les places de la Brèche et Lamoricière. Il s’agit alors de retrouver, à travers ses formes successives, la mémoire de son projet en questionnant les procédés techniques de mise en forme comme dispositifs de différenciation, de contrôle et de représentation visuelle de l’idéal politique de la société coloniale. Conflit de cultures, conflit de signes dans l’architecture urbaine: les transformations coloniales uploads/Geographie/ 2.pdf

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