DÉLOCALISER, DÉSORIENTER La cartographie vue par les artistes contempo- rains o
DÉLOCALISER, DÉSORIENTER La cartographie vue par les artistes contempo- rains ou l’art de se perdre par Stéphanie Jamet-Chavigny Docteur en histoire de l’art, professeur à l’ISBA –Besançon Franche-Comté jamet.chavigny@free.fr Les pérégrinations proposées dans le cadre de ce texte prennent leur origine dans la rencontre qui m’est très personnelle avec deux aspects du monde de la cartographie, avec deux objets – assez difficile à nommer − qui ont influé sur ma perception et qui ne cessent depuis. Il y a tout d’abord mon premier atlas qui me fut offert en 1978, et à partir duquel je continue encore de regarder le monde. Il me sert d’étalon historique. L’Europe, par exemple, possé- dait deux Allemagne, la Yougoslavie était unie. Quant à l’Afrique, la plupart des pays ont depuis changé de noms. D’où ma fascination pour cette mise en comparaison entre ce que ce continent était, il y a presque 40 ans, et ce qu’il est en cette année 2012. La seconde rencontre est une publicité pour la marque de bonbon Kiss Cool. Intitulée « L’homme dans le désert », elle passait à la télévision à partir de l’année 1990. Un homme assoiffé rampe dans le désert. Heureusement, il a encore dans sa poche un paquet de bonbons Kiss Cool. Il en prend un, ce qui lui permet de se désaltérer. Il connaît alors le premier effet Kiss Cool ainsi que nous le précise la voix off. Mais c’est le deuxième effet Kiss Cool qui a tout par- ticulièrement retenu mon attention ; puisqu’apparaît, sortant du sable tel un mirage, un panneau d’afficha- ge. Un de ceux disposés à l’entrée des villes et sur lequel est représenté le plan accompagné d’un petit logo rouge qui indique l’emplacement de notre situa- tion géographique : « Vous êtes ici ». Ce plan du désert se dresse devant l’homme comme pour le sauver de sa situation. Mais lorsqu’il se rapproche, c’est à un monochrome jaune qu’il fait face. Représentation du désert environnant, il n’y figure sur un carroyage que ce fameux logo, « Vous êtes ici ». Soit perdu au beau milieu de nulle part, sans plus de repère qu’avant mais avec l’illusion d’une situation géographique. Au-delà de cette anecdote, le « Vous êtes ici » révèle une lecture de la carte et ses questionne- ments : à la fois l’inconnu et sa solution. Jean-Loup Rivière en a proposé une très juste interprétation dans son texte pour l’incontournable catalogue de l’exposi- tion Cartes et figures de la Terre qui s’est tenue au Centre Pompidou en 1980. Il explique ainsi que : « D’une certaine manière la carte dit tou- jours : “je suis une réponse qui sera la bonne à la condition que votre question le soit éga- lement, trouvez la bonne question pour que la réponse que je suis vous apparaisse »1. Entre l’obsolescence géopolitique des cartes de mon atlas et l’inopérante géo localisation de ce plan, deux lectures de la fonctionnalité de la cartographie n’ont cessé de me tarabuster. C’est donc plutôt à partir de ce double point de vue que j’ai orienté mon approche de la cartographie et de ses lectures par les artistes contemporains. 1 L’atlas Pour orner le frontispice d’une de ses collections de cartes publiées en 1585, Mercator choisit Atlas. Pourquoi la figure de ce titan fantastique de la mythologie grecque ? Parce que, selon Hésiode, Atlas fut condamné par Zeus à porter la voûte céles- te sur ses épaules après la révolte des Titans contre les Dieux de l’Olympe. Ou selon Ovide dans Les Métamorphoses, parce qu’il fut transformé en mon- tagne lors d’un combat avec Persée qui employa, pour le battre, le regard de la Gorgone Méduse ornant son bouclier : « Alors ses proportions [celles d’Atlas d’après Ovide] accrues en tous sens, il grandit démesuré- ment […] et le ciel, dans toute son étendue, avec tous ses astres, reposa sur lui2 ». 1 Cartes et figures de la Terre, cat. expo., Paris, éditions du Centre Pompidou, p. 68. 2 Ovide, Les Métamorphoses, IV/650-690, Paris, éditions Gallimard, p. 128-129. Note de l’éditeur : Dans son introduc- tion, Mercator ne fait pas référence au Titan, mais à un astronome et cosmographe dont il aimerait prendre la suite. 33 CFC (N°213- Septembre 2012) 34 CFC (N°213- Septembre 2012) Les variations narratives et interprétatives autour de cette référence mythologique semblent à l’image de celles des recueils de cartes géographiques et astronomiques qui portent aujourd’hui encore son nom. L’atlas bien que quasiment toujours le même est en même temps chaque fois autrement. On com- prend alors que le rapprochement fiction/image du monde ait pu intéresser un artiste comme Marcel Broodthaers. Dans sa Conquête de l’espace : atlas à l’usage des artistes et des militaires conçu en 1975, l’artiste sélectionne trente-deux pays réunis dans un minuscule livre. Silhouette noire sur page blanche, le découpage de leurs contours les rend clairement identifiables même si leur miniaturisation empêche tout détail. La première chose qui saute aux yeux est leur séparation géographique : un pays par page, aucun ne se touche. La deuxième, leur uniformatisa- tion : ils possèdent tous la même taille. La troisième enfin, est que leur mise en regard ne possède, en apparence du moins, aucune cohérence géogra- phique : l’Angleterre est face à l’Australie, l’Italie à Haïti, l’Allemagne à l’Afrique du Sud. Ces trois points, insistant sur une forme d’équiva- lence, doivent être mis en regard du titre qui n’a rien d’innocent. La Conquête de l’espace : atlas à l’usage des artistes et des militaires serait un atlas de géos- tratégie a priori qui trouverait une fonctionnalité com- mune pour les artistes et les militaires en vue de conquérir l’espace. Pour les artistes, Marcel Broodthaers fait sans conteste référence au rapport à l’espace conquis par la poésie de Stéphane Mallarmé ou encore à celui d’Yves Klein lors de son Saut dans le vide de 1960. Ce qui m’amène au contexte poli- tique des crispations internationales de l’époque, celui de la guerre froide et de la guerre de l’espace. Ce « plus petit Atlas du monde »3, comme aimait à le présenter Broodthaers lui-même, est une prise de position contre l’histoire coloniale qui unit ces pays sciemment choisis. Leur isolement du reste du monde, forme de dé-localisation associée à une égale valeur signifiée par leur taille, fait de cette œuvre une approche à la fois géographique, histo- rique et poétique. Poésie et/ou imaginaire, deux voies qui se croisent dans l’Atlas que Wim Delvoye fait paraître en 19994. Il ressemble à un atlas classique composé de qua- rante cartes de géographie respectant les codes cou- leurs, la mise en forme quadrillée, les indications d’échelle et l’index alphabétique. Son déroulé se fait également dans cette copie du modèle : le planisphè- re physique puis le planisphère politique. En appa- rence seulement. En effet, dès que nous passons à la lecture précise de son contenu, tout se dérègle. L’Europe que nous croyions avoir reconnue en un coup d’œil rapide a finalement une forme étrange. La botte italienne a été déplacée au nord et tout à coup apparaît plutôt tel un phallus dressé. Rien ne va. Les continents se nomment le « Cihatailoi Nord », ou Sud, bordés de mers aux noms aussi étranges que la « Kolrox Sea ». Quant aux noms des capitales et des villes, eux-aussi ont subi l’assaut de l’esprit fantaisis- te et à la fois tellement rigoureux de Wim Delvoye. Pour cet atlas imaginaire, l’artiste a ainsi inventé 2 715 noms. Lubie, folie d’un artiste qui nous livre un autre monde ? Mais s’attaquer à l’atlas n’est jamais inno- cent, surtout de la part de Wim Delvoye qui n’hésite pas à tatouer des cochons ou à inventer une machi- ne à fabriquer de la merde pour questionner le monde par l’art. Critique de la représentation du monde tel qu’il nous est montré dans nos atlas, cri- tique du monde tel qu’il nous est enseigné par leur biais : des clichés liés aux associations que nous véhiculons sur l’histoire d’une nation. La virilité d’un pays dépendrait-elle de ses contours géogra- phiques ? Wim Delvoye opte pour un regard oblique que force ce monde imaginaire sur l’image géogra- phique mondiale imposée par la projection adoptée depuis Mercator. 2 Carte/cadre De l’atlas, il me faut naturellement passer à la carte comme cadre. Faire une coupe, décider du lieu où s’arrête le territoire que l’on souhaite représenter, n’est pas une mince affaire. La cartographie a ses réponses scientifiques, précises, argumentées pour expliquer ses choix. Il n’empêche, l’idée du cadre qui restreint est bien là. Pour les artistes, l’interprétation de ces codes est très étroitement liée aux notions de l’héritage pictural renaissant, mais aussi à celles déconstruites à partir du XXe siècle. Dans son œuvre L’image parfaite réalisée en 1928, René Magritte y répond à sa manière. Un cadre doré est disposé sur un mur entièrement noir et vient donc délimiter un espace restreint et précis dans ce plus vaste ensemble identique et de même nature a priori. Est- ce la représentation qui déborde du cadre ou uploads/Geographie/ 213-article-4.pdf
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- Publié le Jul 08, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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