Croquis de l’épopée Par Gaston Lenôtre TROIS JOURNEES DE NAPOLEON 1780-1805-181

Croquis de l’épopée Par Gaston Lenôtre TROIS JOURNEES DE NAPOLEON 1780-1805-1814 QUAND, à la fin de mai 1779, le petit Bonaparte, alors âgé de près de dix ans, arriva à l'école militaire de Brienne, venant du collège d'Autun, il se trouva cruellement dépaysé dans cette pauvre bourgade de Champagne, dont tous les toits étaient de chaume, sauf celui du presbytère et celui -aussi de l'école où débarquait le nouveau, les yeux et le cœur encore pleins des radieux aspects et du ciel étincelant de sa Corse. L'école était un couvent, dirigé par les pères minimes : elle occupait des bâtiments situés à l'entrée de la petite ville, au pied d'une butte escarpée que couronnaient des ruines et une énorme bâtisse inachevée entourée d'échafaudages. La ruine était celle d'un ancien château fort, assiégé, au Xe siècle, par Louis d'Outremer, et, qui avait successivement appartenu aux Luxembourg et aux Loménie. La construction neuve était un palais dans le goût moderne que faisait élever, à grands frais, M. de Brienne, seigneur de l'endroit; riche des millions roturiers apportés en dot par sa femme, fille d'un financier opulent. L'antique donjon, du sommet de son roc escarpé, existe encore. Ce fut la seule fête qu'il connut durant ses cinq ans de séjour. Car il n'y avait pour lui ni dimanches, ni parloir, ni sorties : une seule fois, en 1783, son père, conduisant à Saint-Cyr la petite Marianna, vient le voir en passant. Comme distractions, il y a les promenades dans la campagne, le long de l'Aube, et dans la vaste plaine que traverse la route de Bar, soit vers Dienville, soit vers La Rothière, jusqu'à la chaumière de la « mère. Marguerite », une vieille femme qui vend du lait et des œufs, et, une fois par an, le 25 août, jour de la Saint-Louis, fête du roi, la visite du nouveau château dont les propriétaires, M. et Mme de Brienne, ouvrent, ce jour-là, les portes à tout venant. Ainsi se formaient, dans l'austérité d'une réclusion quasi monacale, cette âme qui ne ressemble à aucune autre et ce génie qui éblouira le monde. Le vieux donjon de Brienne a disparu; ses nobles débris ont servi de fondations aux écuries neuves, où cent chevaux sont abrités, la butte qui le portait a été descendue en pente douce jusqu'au bourg, formant une rampe magnifique dont la déclivité ombragée de tilleuls, commence une immense avenue qui se perd, au loin, dans la campagne. Le château terminé dresse ses façades toutes blanches sur cette majestueuse terrasse, et c'est une splendeur telle que l'imagination du petit Corse n'a jamais rien rêvé de semblable. Pour lui, quel émerveillement de trottiner, en bande avec ses camarades, sur les parquets cirés ou les dalles de marbre, dans cette demeure de fée! Il est, de tous, le plus pauvre, le plus sauvage, le plus novice; tout est pour lui sujet de stupeur : les grands laquais, en habits gros vert, galonnés d'argent, avec collet de velours cramoisi, l'immense salon du rez-de-chaussée, dont les portes de glace ont pour perspective l'avenue et les jardins, la bibliothèque à deux étages, entourée de galeries circulaires et dont le centre forme un cabinet d'histoire naturelle, la salle de spectacle, le pavillon de l'archevêque et, au premier étage, l'appartement réservé aux souverains et qu'occupe parfois Mgr le duc d'Orléans, dont la chambre est toute d'or et de soie, avec un lit... un lit semblable à un autel, surmonté d'un dais de velours bleu de roi à lourdes franges étincelantes, empanaché de bouquets de plumes blanches, que supportent quatre colonnes sculptées... Est-il possible de dormir dans un lit pareil? Et, sans doute, le petit Corse (compare avec ébahissement ces richesses avec la modeste maison d'Ajaccio, à laquelle il pense si souvent, et que sa maman et ses sœurs considèrent comme le plus beau lieu de la terre. Il y a aussi, à Brienne, les remises encombrées de carrosses dorés, de berlines, de calèches basses pour la chasse, il y a un peuple de veneurs, de piqueurs, de valets, de sonneurs de trompe; il y a les pelouses du parc, aux jours de réjouissance, un cirque, des théâtres de baladins, des baraques de saltimbanques, des joueurs de parades, des danseurs de corde, des farceurs venus des boulevards de Paris, avec tout leur matériel artistique, pour divertir les Champenois. Ces premières révélations du luxe et de la vie des riches étonnent peut-être le jeune Bonaparte, mais ne le distraient pas de son travail, de son idée fixe; peut-être aussi considère- t-il ces magnificences comme des choses irréelles, auxquelles il n'est pas bon de songer puisque, jamais, jamais, elles ne seront accessibles au pauvre étudiant qu'il est et qui, s'il réussit, doit passer sa vie d'officier dans quelque garnison d'une province lointaine, économisant sur sa maigre solde, pour subvenir aux besoins de sa famille. Et il se remet au labeur, ne perdant pas de vue ce but, qui est le sien, et dont rien ne le détournera. PENDANT L'APOTHÉOSE Vingt-cinq ans plus tard, la seigneuriale demeure de Brienne se prépare de nouveau pour une fête; mais pour une fête telle que château de France n'a jamais vu la pareille. On est au mercredi, 3 avril 1805 : il est cinq heures du soir; dans l'avenue, sur la rampe des terrasses, sur l'esplanade même, une foule immense, en deux haies, s'aligne, entassée : tous les bourgeois de la ville, les villageois des environs, des paysans venus de loin, et il en arrive toujours, et chacun prend son rang, dans une attente déférente et fiévreuse. L'Empereur, que le Saint-Père a récemment couronné à Paris, est en route pour Milan où il va ceindre la couronne d'Italie; entre ces deux incidents, il s'est arrêté à Troyes où il a laissé « le gros bagage », c'est-à-dire l'impératrice, les ministres, les grands officiers, tous les personnages composant sa maison, et il a résolu de visiter Brienne. Sur le perron du château, attend Mme de Brienne, entourée de toute sa famille de gentilshommes et de nobles dames à grands noms. Depuis la veille, des courriers circulent incessamment sur la route : un peu avant six heures, toutes les têtes se penchent, un beau cavalier paraît dans l'avenue, galopant vers le château. Qu'est-ce que celui-là? Un simple écuyer qui précède les voitures impériales, M. de Canisy, un cousin de la châtelaine, et presque aussitôt une grande clameur s’élève de la foule, gagnant et grandissant depuis les rues de la ville jusqu'aux levées du château. .« Le voilà! c'est lui! Vive l'Empereur! » Une voiture passe au grand trot des chevaux; elle ne contient que des officiers de service; puis une autre, à la portière de laquelle paraît la tête pâle et souriante du maître; une troisième, menée, comme les deux autres, par les piqueurs à la livrée impériale, conduit les « gens de la chambre ». Dans le brouhaha de l'arrivée, on voit l'Empereur descendre de sa berline, et gravir les marches du perron, parmi les profondes révérences et les baisemains. Mme de Brienne lui présente tous ses nobles invités : Napoléon a pour chacun d'eux un mot aimable. Il paraît radieux de se retrouver dans ce grand salon qu'ont jadis -- il y a si peu d'années - admiré ses yeux d'enfant et qui doit lui paraître bourgeois, presque mesquin, à lui qui possède, maintenant, les Tuileries, Saint-Cloud, Compiègne, Trianon, Fontainebleau... La réception terminée, on le conduit à son appartement; l'appartement réservé aux souverains de passage : il couchera dans le beau lit, à dais de plumes et à colonnes dorées; mais comme cela lui paraît ordinaire et simple! Au bout de peu d'instants il rentre au salon et le dîner commence; l'Empereur, ainsi qu'il convient, occupe la place du maître de la maison : l'étiquette exige qu'il soit chez lui partout où il passe; il a Mme de Loménie à sa gauche, et, à sa droite, Mme de Brienne, exultante d'orgueil et de joie. Mais le repas traîne en longueur, et déjà Sa Majesté donne des signes d'impatience; heureusement, une horrible maladresse du maître d'hôtel qui, dans son empressement, répand une saucière sur la nappe et presque sur les genoux de Napoléon, vient dérider le front impérial, en même temps qu'un profond désespoir se peint sur celui de Mme de Brienne. Alors l'Empereur éclate de rire, se lève de table, et tous les convives l'imitent aussitôt. La soirée se termina par une partie de « wisk » à laquelle Napoléon daigna admettre Mmes de Vandeuvre, de Nolivres et la maîtresse de la maison. Il avait résolu de décider celle-ci à lui vendre son château. Mais elle ne voulait rien entendre. « Veuve et sans enfants, qu'est-ce que c'est que Brienne pour vous? disait-il; pour moi, c'est beaucoup. - Pour moi, c'est tout », répondait-elle. Sur quoi l'Empereur observait à Caulaincourt : « Je n'ai jamais vu, une vieille femme plus opiniâtre. » Il causa longuement avec les personnes présentes, rappelant, avec une surprenante fidélité de mémoire, les moindres particularités de son séjour à l'école du bourg; uploads/Geographie/ croquis-de-l-x27-epopee-g-lenotre.pdf

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