FACE À LA RUPTURE Une conversation avec Rem Koolhaas Catalogue Mutations, Actar

FACE À LA RUPTURE Une conversation avec Rem Koolhaas Catalogue Mutations, Actar, 2000. François Chaslin. Rem Koolhaas, vous êtes un architecte et quelque chose comme un théoricien ou un idéologue. C'est lui que nous rencontrons aujourd'hui, celui qui s'efforce de comprendre le monde et son évolution avant de prétendre le façonner, le plier à une géométrie, à une esthétique, une rationalité ou une poétique, ce qui est l'attitude traditionnelle et peut-être la responsabilité de l'architecte. On se demande si vous lisez le monde tel qu'il est effectivement, ou si vous ne le lisez pas en l'esthétisant à outrance, en soumettant vos questions à des hypothèses trop radicales et spectaculaires pour être vraiment crédibles. Nous en reparlerons. Aujourd'hui, vous travaillez sur les grandes mutations de la société et de la ville, notamment au sein d'un séminaire que vous conduisez à l'université de Harvard. Vous annoncez périodiquement que l'urbanisme vit ses dernières heures, que sa mort est programmée en raison de "la résistance qu'il oppose aux phénomènes observés et du retard qu'il prend à les mesurer". Ce jugement à l’encontre d’une discipline bien plus que centenaire, diverse dans ses approches et ses méthodes, paraît sévère. Rem Koolhaas. Dans tout ce que je fais, et dans ce que je dis, il y a une part de rhétorique, de jeu et de provocation. Je prétends rarement à la parfaite objectivité. Mes analyses offrent une composante de manifeste, et toujours un mélange de réflexion rétroactive et de démarche prospective. Cela suppose que je ne sois ni particulièrement sévère ni pessimiste face à une profession à laquelle il revient, en effet, de comprendre la formation des villes, de l’analyser et de les transformer. Mais je suis convaincu de ce que l’urbanisme tel qu’il est pensé aujourd’hui n’est plus tenable, car il suppose des systèmes de maîtrise et de contrôle des phénomènes qui n’existent plus. Cette incapacité présente divers aspects. Le plus important est peut-être dans cet écart entre la conception de leur rôle qui anime les professionnels (qui se considèrent traditionnellement comme représentant la chose publique et la volonté collective) et ce que nous vivons maintenant, une logique totalement opposée, celle du marché qui, par définition, ne laisse aucune place à ce genre de préoccupations. Là-dessus se greffe le scepticisme qui règne aujourd'hui presque universel face à la modernisation (qui n’est plus considérée comme une source de progrès), Entretien Rem Koolhaas, p 1 scepticisme qui se double d’une incertitude quant à notre aptitude à en contrôler les mouvements. Et il y a d’autres explications. D’abord le fait que le cadre intellectuel, le vocabulaire, les valeurs et les références les plus intimes de nos professions sont très anciens, souvent bimillénaires. Ils sont impropres à saisir les événements qui se déroulent, cette accélération des choses qui fait que toute action qui prétendrait régulariser le développement urbain selon des critères esthétiques, sociaux ou éthiques est vouée à l’échec. Aucune activité de composition formelle, aucune ambition de composition urbaine ne tient le choc face à une telle accélération des phénomènes, alors que tant de changements interviennent dans un temps raccourci. C’est donc l’ensemble les valeurs anciennes, devenu inopérant et contre-productif, qui ne fonctionne plus et qui, aujourd’hui, paralyse ceux qui doivent penser la ville. Un peu comme si nous, professionnels, étions programmés pour freiner tout ce qui arrive et dont nous savons bien que le triomphe est inéluctable. Notre culture d’architectes se hérisse et nous dresse face à ces nouveaux paysages des mégalopoles mondiales, notamment asiatiques. Nous n’y voyons que laideur, abandon et échec, et nous en souffrons. Echec formel, échec fonctionnel, échec du social, échec dans le sentiment même de notre incapacité à maîtriser les processus, échec de cohérence, échec dans la qualité propre de chacune des constructions, échec partout. Nos métiers ne savent comment se consoler des ambitions perdues. FCh. Vous revendiquez ce que les scientifiques appellent depuis vingt ou vingt-cinq ans un changement de paradigme. Un monde entier basculerait et nous forcerait à reformuler nos pensées, très profondément. RK. C’est dans ce sens que portent mes efforts. Comprendre cette rupture, ce changement de la condition urbaine. C'est le champ même de nos interventions qui a changé, davantage peut-être que nos paradigmes, qui sont longs à se mettre en place. FCh. Ce type de révision radicale s’est produit plusieurs fois dans l’histoire des pensées urbanistiques. Déjà dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, puis au début de celui-ci, et dans l’après-guerre avec le triomphe du rationalisme, et encore dans les années soixante-dix au moment du postmodernisme et des visions typomorphologiques et historicistes. Ce n’est pas une chose nouvelle. Le point de vue des urbanistes quant à la fabrication de la forme urbaine ne vous paraît plus viable. Mais cela ne prouve pas que leur discipline ne puisse retrouver de nouvelles bases, plus adaptées aux réalités. D’ailleurs, elle s’en préoccupe sérieusement. Dans le monde entier, on multiplie recherches Entretien Rem Koolhaas, p 2 ou colloques sur ce qu’en France, par exemple, on désigne comme la ville "émergente". RK. Mais les professionnels ne vont pas assez loin dans l’observation lucide des phénomènes. Surtout, ils n’en tirent pas les conséquences qui conviendraient pour appréhender le futur de nos propres cultures et pour réviser de fond en comble les modalités de leurs actions. FCh. Vous exposez qu'il faut d'abord regarder, fuir les a priori, et ne "pas trop chercher de réponses". Est-il vraiment possible, pour ces praticiens, de ne pas chercher les réponses alors même qu’ils portent en eux (comme par automatisme et souvent inconsciemment) des tas de réponses, ou de réflexes? RK. Nous avons réussi à l'OMA, dans les dernières années, à séparer d’une façon radicale (presque schizophrénique) travaux spéculatifs, projets et démarches d’observateurs ou d’interprètes. L’architecte agit sur des bases absurdes. A chaque fois qu’il est appelé à se prononcer sur telle ou telle situation, il croit devoir la modifier complètement. Incapable de la laisser telle quelle, ou de commencer par l'analyser, il est emporté par une espèce d’activité bestiale qui suppose la nécessité d'une transformation et le désigne comme véhicule du changement. J'ai donc voulu découpler clairement nos deux activités, et ménager dans la vie de notre agence une sorte de droit d’abstention, une liberté d'analyser, voir et comprendre, sans que cela ait nécessairement de répercussion professionnelle. FCh. Que ces recherches aient un rapport avec votre propre activité et vos propositions d’urbaniste, c’est manifeste. Que votre projet d’Euralille ait un rapport avec ces hypothèses, et qu'il soit notamment une tentative de rendre compte de la culture de la congestion, des flux circulatoire et des réseaux, c'est évident. Mais ils est plus difficile de comprendre jusqu’à quel point ces menées théoriques nourrissent votre production proprement architecturale, ce travail sophistiqué, très élégant, dont témoignent, par exemple, vos villas et vos réalisations de petite échelle, un travail joueur et presque maniériste. Y a-t-il une relation entre cette activité d’observation du monde, ce travail de commentaire, et l’esthétique de vos villas? RK. C’est difficile à dire. Il y a toute une série de questions auxquelles j’ai chaque jour plus de mal à répondre et je ne suis pas sûr d'être le mieux placé pour expliquer comment nous travaillons. Nous tenons à maintenir dans notre activité un domaine inconscient. Si nous avions sans cesse à l’esprit le fait que, même dans nos plus petits bâtiments, il y pourrait y avoir une dimension critique, le métier deviendrait infernal. Ce que je peux dire, c’est que l’ensemble de nos préoccupations se trouve d’une manière ou Entretien Rem Koolhaas, p 3 d’une autre présent au tréfonds de chacun de nos projets. Evidemment, on pourrait lire la maison de Bordeaux comme une maison avec une infrastructure urbaine, comme un mélange, la rencontre entre un élément vraiment domestique et un monde plus mécanique. Mais j’hésite à expliquer ces caractéristiques par une obsession de l’urbanisme. Il y a par contre des bâtiments d’une échelle sensiblement plus grande où nous-mêmes avions l’impression d’être plus urbanistes qu’architectes. Pour ce qui est du palais Congrexpo à Lille ou du projet de la bibliothèque de Jussieu, nous avions adopté une approche urbaine, avec tout ce que cela implique en termes d’ouverture des possibles, plutôt qu’architecturale, laquelle suppose pour moi une définition précise des choses et l'intention d'en contrôler ultérieurement jusqu'aux moindres détails. Ce que nous avons fait, dans presque tous nos projets, c’est que nous avons utilisé l’urbain contre l’architectural, pour le vivifier. FCh. Mais si l’on prend une petite maison, comme la villa Dall’Ava à Saint-Cloud, on lui découvre une allure désarticulée et syncopée qui pourrait être tenue, à certains égards, pour un reflet de l'état du monde ou au moins du regard que vous portez sur le monde, et pour sa transcription en termes esthétiques. RK. Sur ce type de questions, l’opinion des critiques importe plus que ma propre réponse. C’est à eux d’en juger et d’interpréter notre travail. FCh. Nous sommes dans une période d'explosion extraordinaire du phénomène urbain. Et paradoxalement de creux théorique, de panique peut-être devant l’ampleur des enjeux et le caractère déroutant des changements. Mais la course à uploads/Geographie/ 3-3-koolhaas-entretien.pdf

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