Ergologia, n° 6, Mars 2012, pp. 41-114. 41 DES « APPROCHES PARTICIPATIVES » AUX

Ergologia, n° 6, Mars 2012, pp. 41-114. 41 DES « APPROCHES PARTICIPATIVES » AUX PROCESSUS D’EMPOWERMENT : QUELLE AUTODETERMINATION DES CONDITIONS D’UN DEVELOPPEMENT ? Dominique Efros Depuis les années 1970, les « professionnels du développement », qu’ils travaillent dans des organismes, institutions, associations, gouvernements et laboratoires, nationaux, « locaux » ou internationaux, basent leur rhétorique sur la nécessaire « participation des populations » à la conception et la mise en œuvre des politiques de « développement ». Au milieu des années 1990, les organismes internationaux ont intégré le concept d’empowerment à cette rhétorique. A priori, certains principes théoriques, déontologiques ou méthodologiques, constitutifs de la « culture participative des développeurs » semblent proches de ceux qu’utiliserait une approche ergologique des activités humaines. L’interrogation sur la contribution de l’ergologie à la transformation de situations de vie ne peut donc faire l’économie d’une réflexion approfondie sur la notion de participation et ses usages. Ergologia, n° 6, Mars 2012, pp. 41-114. 42 Nous commencerons par poser des repères généraux sur l’émergence et les usages de la notion dans le champ du « développement » 1. Puis nous examinerons, dans le cadre du développement rural en Afrique, deux cas de figure de mise en œuvre de « processus participatifs », soit la participation à l’élaboration d’une politique agricole puis la participation à l’élaboration d’un savoir pour l’action. Nous décrirons les techniques utilisées et rapporterons les bilans effectués par des « professionnels du développement » 2. Dans un quatrième point, nous synthétiserons notre réflexion sur la notion de participation par une mise en perspective avec ses usages dans deux autres champs, le travail salarié et le « débat public citoyen ». Enfin, nous ouvrirons la réflexion sur le concept d’empowerment et sur le positionnement possible d’une approche ergologique dans cet ensemble. 1. L’émergence et l’opérationnalisation de l’idée de participation De quand date l’émergence d’un discours sur la « participation populaire » dans le développement des pays pauvres ? Comment les agences et les organisations internationales de développement définissent cette « participation » Quelles sont les formes concrètes qu’elle peut prendre ? 1 Le concept de développement a suscité diverses controverses et remises en cause, notamment par des économistes (Gilbert Rist, Serge Latouche …). Nous n’évoquerons pas ce débat ici, par contre il sera nécessaire d’esquisser et mettre en discussion une définition de ce que peut être le « développement » pour nous, ce que nous ferons en fin de parcours. 2 Précisons que c’est pour nous une première approche des questions de « développement », une première « exploration » bibliographique, un premier aperçu de la complexité des pratiques et enjeux en ce domaine. Ergologia, n° 6, Mars 2012, pp. 41-114. 43 1.1. Remise en perspective d’un « modèle de référence » Contrairement aux thèses couramment admises, l’histoire des idées et des pratiques du développement rural en Afrique de l’Ouest montre que les années 1970 ne sont pas le moment où émerge un « modèle participatif » de « développement par le bas », présenté comme alternatif car en rupture avec une conception antérieure caractérisée par une stratégie de « développement par le haut » 3. En fait, Jean- Pierre Chauveau montre que l’idée de participation est « le modèle de référence des discours "développementistes" depuis la fin de première guerre mondiale (…), la pierre angulaire des conceptions du développement rural », et ceci « tant dans les métropoles que dans les colonies africaines d’alors » [4]. L’idée de participation apparaît donc dans les discours des administrations coloniales, britannique et française, à la fin des années 1910 ; « l’association des paysans devient le maître mot contre l’exploitation autoritaire et destructive de ressources prônée auparavant par le "Pacte colonial" ». Chauveau explique ce choix par une double nécessité : rendre techniquement plus efficaces les actions de développement et leur donner une nouvelle légitimité politique. Pour ceci, les « nouveaux professionnels du développement rural colonial » des années 1920 se sont inspirés des moyens mis en œuvre dans le secteur agricole métropolitain. En 1921, le programme agricole pour l’Afrique de 3 Cette thèse a été notamment défendue par deux spécialistes américains des aspects institutionnels du développement, Cohen et Uphoff, dont l’article de 1980 dans la revue World Development reste une référence en la matière. Ergologia, n° 6, Mars 2012, pp. 41-114. 44 l’Ouest se fixait comme objectif d’« éduquer le paysan, lui donner les moyens de s’outiller puis d’apporter progressivement à sa terre les améliorations foncières sans lesquelles tout programme ne serait qu’un vain mot ». Progrès technique et éducation des paysans structurent la pensée du développement qui doit concrètement s’appuyer sur « l’association des paysans ». C’est pourquoi les administrations coloniales mettront en place et encourageront différentes structures pour « organiser la mutualité agricole, sous ses formes les plus diverses et particulièrement par le syndicat, la caisse de crédit, la coopérative de producteurs ». Dans certains cas, des bases préexistent, comme au Sénégal avec les sociétés de prévoyance 4. Cela nécessitait cependant de débarrasser ces organisations de leur caractère « purement administratif » ; le paysan ne pourrait en tirer profit « que si la tutelle administrative nécessaire au début se fait de plus en plus lâche, pour disparaître finalement et être remplacée par un simple pouvoir de contrôle ». Cette circulation des conceptions du développement agricole entre « métropoles » et « colonies » sera constante. Ainsi la politique d’ « encadrement rapproché » des producteurs africains dans les années 4 Cette orientation était déjà mise en œuvre en « métropole » depuis un certain temps. En 1911 pour le seul département de la Côte d’or, il existait 39 sociétés agricoles diverses, 109 syndicats agricoles, 145 caisses d’assurances mutuelles agricoles et 39 caisses de crédit mutuel agricole. L’inspection générale de l’agriculture était chargée de surveiller l’organisation et le fonctionnement de ces « importantes institutions de vulgarisation », comme l’explique Edgar Leblanc (« Des jalons pour une histoire méconnue », dans Rapport d’activité de l’inspection générale de l’agriculture pour 2005, pp. 91-96). Ergologia, n° 6, Mars 2012, pp. 41-114. 45 1940 et 1950 reprendra aussi les principes retenus pour diffuser le progrès chez les agriculteurs français soit, notamment, la responsabilisation de l’agriculteur, l’initiative à la base et l’importance du groupe, ainsi qu’une forte mobilisation des services agricoles de l’Etat. Le « développement communautaire » et « l’animation rurale » seront privilégiés comme « modèles d’action non révolutionnaire » dans le contexte de la guerre froide et de la montée des nationalismes. Cependant, dès la fin des années 1950, les « effets technocratiques et inégalitaires » secrétés par ces structures participatives seront dénoncés ; les structures de vulgarisation sont jugées lourdes et contraignantes, les agents locaux sont plus proches des élites locales que de la masse des producteurs, la production alimentaire de base n’est toujours pas assurée. Malgré ces critiques, les grands projets des années 1960 s’appuieront sur les mêmes formes d’encadrement, de vulgarisation et d’animation que précédemment. La participation populaire, tout autant affichée qu’auparavant, « était mise en œuvre par une "technostructure" censée protéger "par le haut" les structures participatives des effets pervers initiés "par le bas" ». Ainsi, la « redécouverte constante du problème de la participation populaire » fait partie intégrante de « la culture du développement ». Cette conclusion de Chauveau est confirmée par Philippe Lavigne Delville : « le thème de la participation paysanne est une constante de l’intervention en milieu rural, à partir du moment où le recours à la coercition est abandonné » [10]. Ce dernier se félicite du « joli pavé dans la mare développementiste » que représente la démonstration de Chauveau, non seulement la question de la « participation » ne date pas des années 1970 mais en plus, elle émerge dans le cadre d’une politique Ergologia, n° 6, Mars 2012, pp. 41-114. 46 colonialiste. Ce constat a des implications directes sur l’expérience historique des populations en matière d’intervention extérieure « d’aide au développement » et de « situations de développement » 5. Le différend entre spécialistes du développement sur l’émergence du thème de la participation populaire dans leur univers nous semble révélateur de divergences normatives sur ce que doit être « la participation ». Les écarts entre discours et pratiques sont diversement interprétés relativement à la conception normative adoptée. Ainsi, si les réunions d’ « animation rurale » des années 55-60 ont pour objectif de faire émerger les priorités des paysans, il s’agit plutôt de « tenter de les convaincre du bien fondé des projets qui les concernent, de les faire adhérer à des programmes déjà définis et sur lesquels ils n’ont pas leur mot à dire » [10]. Serait-ce alors un « plus de participation », un impact plus conséquent des dispositifs participatifs sur la transformation des situations à partir des années 1970 qui expliqueraient cette amnésie et cette opposition entre un « avant » et un « après » ? Comment la « participation » est-elle définie par les institutions et agences de développement ? 5 Chauveau va encore plus loin dans son analyse historique uploads/Geographie/ 6-efros.pdf

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