ABECEDAIRE EPISTOLAIRE Joaquín MANZI ABC. L’accès à l’univers de l’écrit peut ê
ABECEDAIRE EPISTOLAIRE Joaquín MANZI ABC. L’accès à l’univers de l’écrit peut être long et difficile pour l’enfant — tout comme peut l’être l’entrée en matière pour le critique adulte —. Cette difficulté est montrée dans un chapitre de Silvalande1 où les deux Julio mettent en mots et en images les échecs cuisants des maîtres d’école à enseigner l’alphabet à leurs élèves. Ceux-ci rechignent à remplacer les objets aimés et bien connus par des mots qu’ils commencent à peine à savoir lire et écrire. Et ceci, même si leur maître se déguise en lettres qui incarnent un B, essentiel à ses yeux pour pouvoir devenir plus tard bachelier, par exemple. Ce à quoi les malicieux élèves « lui font remarquer qu’il n’a pas le droit de profiter d’un handicap aussi avantageux pour les traiter de benêts, de vagabonds ou d’analphabètes ». Incapable de recourir à des lettres aussi pauvres en exemples convaincants que le X ou le W, le maître entend le chant des baîllements des élèves, signe de son échec cuisant. Pour conjurer peut-être un baîllement semblable de la part du lecteur avant même d’entamer la lecture de ce dernier article, je proposerai donc un accès décalé aux quelque mille neuf cent pages des Lettres de Julio Cortázar2. * 1 « L’alphabétisation difficile », J. Cortázar et J. Silva, Silvalande, traduit par K. Berriot, Paris, Le dernier terrain vague, 1977, s. p. 2 Cartas 1, 2, 3, édition de A. Bernárdez, Buenos Aires, Alfaguara, 2000, 1835 p. Les citations se feront désormais par le numéro de page de cette édition. En attendant — et en espérant — la parution en français des Lettres, je traduis en français les extraits cités. * Paru dans Cortázar de tous les côtés, La licorne n° 60, 2002, p. 354-387 2 JOAQUIN MANZI Jouer ainsi avec un double arbitraire, celui des lettres de l’alphabet mais aussi celui des entrées qui seront proposées, reviendra à monter une lecture latérale, modeste et volontairement limitée des Lettres en attendant d’autres approches, exhaustives et bien plus savantes. Certaines entrées de cet abécédaire feront référence explicitement les unes aux autres par le biais du renvoi suivant (!), permettant ainsi aux lettres et aux œuvres de communiquer entre elles, même si elles ont été écrites à des décennies — ou à des centaines de pages maintenant — de distance. Ainsi, grâce à l’alphabet et à son arbitraire rigide, les entrées et les notions qui suivent ressembleront un peu à ces escargots chers à Julio enfant, et dont il croyait qu’ils pouvaient servir à transmettre des messages à autrui, à condition de toucher leurs antennes. Les escargots étant par nature rétifs à se laisser toucher, qui plus est les antennes, il était cependant difficile de les convaincre de transmettre un quelconque message, à moins de recourir à une magie sympathique. C’est sans doute cette même magie qui fait resurgir ce souvenir enfantin dans une lettre à Francisco Porrúa, son complice de la maison d’édition Sudamericana et l'un de ses plus fidèles correspondants (p. 435). Emportant — en portant aussi — lentement chacune leur maison, leur monde, avec elles, ces notions-escargot classées alphabétiquement seront littéralement des entrées latérales aux Lettres. Il est difficile de concevoir d’autre entrée principale, d’autre accès central aux Lettres que ceux de Aurora Bernárdez, première épouse de l’écrivain et légataire universel de son œuvre, qui a recueilli avec patience et amour ces centaines de lettres. Après une quinzaine d’années de travail, et grâce à l’aide de Gladys Yurkievich, elle les a éditées en Argentine avec tout le sérieux et l’élégance que Julio Cortázar lui-même y aurait mis. Quant à connaître les désirs de l'épistolier et les aléas de la correspondance, il faut se plonger dans les Lettres et dans cet abécédaire pour essayer d'y voir un peu plus clair (!EPISTOLAIRE). AMERIQUE (ARGENTINE, CHILI, CUBA, NICARAGUA) Le continent apparaît tout d’abord comme un désir, comme une soif de découverte et de voyages. C’est le lointain Mexique qui, dès 1939, attire le jeune écrivain « pour des raisons inexplicables » (p. 47). Le voyage désiré prend dès lors une forme littéraire, celle d’une échappée romantique dans un cargo (!VOYAGE). Il s’agit, en effet, de « fuir » seul avec, pour seuls ABECEDAIRE EPISTOLAIRE 3 compagnons, un livre de poèmes et une petite valise (p. 44). Faute de moyens, ce continent désiré et peu connu s’incarne l’année suivante dans les paysages du nord de l’Argentine, que Cortázar découvre avec son ami Francisco Reta. Pendant les trois mois de voyage, il parcourt le nord- ouest andin, les forêts du nord-est de Misiones, et le centre sous-tropical du Chaco où les paysages brisent la monotonie de la province de Buenos Aires et où le susbstrat amérindien du pays est également bien plus évident. Le nord du pays préfigure en quelque sorte, dès sa jeunesse, la boussole intellectuelle, la dimension américaine que Cortázar ne cessera de chercher et de revendiquer autant dans ses amitiés que dans ses choix politiques et littéraires à venir. Lorsqu'il raconte ses premières aventures dans le nord du pays à Mercedes Arias, le substrat littéraire du voyage resurgit de plus belle, avec l’évocation de la vie « paradisiaque » des pionniers dans une jungle à la Kipling ou à la Quiroga (p. 106-107). Trois ans plus tard, il fait sienne et réelle la phrase de Jimmy Cricket « let your conscience be your guide » (p. 121), et repart vers le nord en compagnie du même ami, Francisco Reta. A Tucumán, où la chaleur extrême rend l'atmosphère cauchemardesque, c'est la nature environnante qui l'attire : celle des rivières encaissées où bruissent de façon obsédante les eaux, celle de la cordillère et son spectacle de lignes de sommets lointains et brumeux, difficilement descriptibles en images ou en mots. La rivière et la montagne font ici résonner un appel qui dépasse ainsi le sujet parlant même si elles ne cessent de le convoquer. Celle-ci est l'une des nombreuses contradictions qui caractérisent, selon Daniel Mesa Gancedo3, l'écriture poétique de Cortázar (!POÉSIE). L'appel de ce dehors américain est à la mesure de la « vocation voyageuse » de l'écrivain (p. 121), où vie et poésie sont inextricablement liées. Si, l'année suivante, un troisième voyage à Tucumán doit être écourté, c'est en raison de la maladie de son ami Francisco Reta qui meurt à la fin de cette année le plongeant dans un profond désespoir. Il part donc seul au Chili dont il parcourra les côtes centrales (p. 147) pour aller ensuite à Mendoza, où il enseignera pendant deux années jusqu'à l'intervention péroniste de l'Université. Ses études universitaires pour obtenir les 3 La emergencia de una escritura. Para una poética de la poesía cortazariana, Kassel, Ed. Reichtenberger, 1998, p. 83. 4 JOAQUIN MANZI diplômes de traducteur assermenté d'anglais et de français, ainsi que les préoccupations liées à la subsistance personnelle et à celle de sa famille — qu'il soutiendra économiquement jusqu'à sa mort — semblent ajourner cette soif d'Amérique pour une longue période. Le désir voyageur paraît en effet progressivement se déplacer peut-être vers un autre idéal, une autre vocation, celle de l'Europe qu'il visite en 1950, et dont il épouse l'identité : « […] je choisis d'être Européen, tout en me sentant lâche de ne pas réaliser ce choix » (p. 253). Cet aveu écrit à Fredi Guthman, qui a fait son propre voyage en Inde comme une étape de réalisation d'une autre philosophie existentielle, aura une portée double et paradoxale lorsque Cortázar lui-même visitera pour la première fois l'Inde, étant déjà installé à Paris (!FRANCE). D'une part, après ce voyage, il peut confirmer dans une très belle lettre à Jean Barnabé sa condition d'occidental et d'européen vivant à Paris (p. 358). Mais, d'une autre, cette reconnaissance — délestée maintenant des attaches nationales trop astreignantes —, le lie plus profondément à l'Amérique, à tout le continent, dont il perçoit une fois pour toutes le contour d'ensemble par delà la fragmentation et l'isolement des pays. C'est grâce à la distance, celle de l'éloignement du pays natal, certes, mais aussi celle transcendée par la lecture et l'amitié épistolaire, que cette deuxième certitude lui est offerte à Paris, ce « détonateur de la conscience latino-américaine » (p. 1511), tel qu'il l'explique en 1957 à l'écrivain cubain José Lezama Lima : Dans ces îles parfois terribles où nous vivons, nous sud-américains (car l'Argentine, ou le Mexique sont aussi insulaires que Cuba), il est parfois nécessaire de venir vivre en Europe pour découvrir enfin les voix fraternelles. D'ici, peu à peu, l'Amérique devient une constellation, avec ses lumières qui brillent et qui dessinent lentement la véritable patrie, bien plus grande et belle que celle que vocifère le passeport (p. 368). Cette double reconnaissance — être occidental mais américain (c'est-à- dire étranger) en Europe — crée l'oscillation intellectuelle et affective de l'expatrié4, qui structure en bonne partie Marelle, et dont la figure de Oliveira est l'incarnation fictionnelle. 4 Cf. D. Sorensen « From diaspora to agora: Cortázar's reconfiguration of exile », MLN, march 1999, Baltimore, p. 357-388. ABECEDAIRE EPISTOLAIRE 5 Selon uploads/Geographie/ abecedaire-epistolaire-de-julio-cortazar.pdf
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- Publié le Mai 22, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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