« LE RETARD DE L’AFRIQUE1 », MIROIR CORRECTEUR D’UNE MONDIALISATION UNILATERALE
« LE RETARD DE L’AFRIQUE1 », MIROIR CORRECTEUR D’UNE MONDIALISATION UNILATERALE ET DESTRUCTRICE DE L’HUMAIN Moussa HAMIDOU TALIBI Imprimer Ethiopiques n°87. Littérature, philosophie et art 2ème semestre 2011 Auteur : Moussa HAMIDOU TALIBI [1] L’émancipation tous azimuts de l’Afrique attend toujours d’être réalisée. Après cinquante ans d’indépendance formelle- acquise dans les années 1960 -, l’écrasante majorité des pays indépendants est toujours dans des politiques économiques de tâtonnement, d’incessantes rectifications des processus démocratiques, et, conséquemment, d’interminables conflits sociopolitiques. C’est à se demander si l’Afrique n’est pas vouée irrémédiablement à la stagnation. Car, on a du mal à imaginer la possibilité d’« une voie africaine de développement », ainsi que le NEPAD (Nouveau partenariat pour le Développement de l’Afrique) tente de camper le chantier. Pour tout dire, y a-t-il une possibilité pour l’Afrique de s’émanciper de la tutelle du monde, de passer de sa position de wagon à la remorque d’une mondialisation – avant tout économique - pour devenir à son tour une des locomotives du monde ? Dans l’absurde, préfigurant déjà ce qui se présente aujourd’hui comme une mondialisation économique instrumentale destructrice des valeurs et de l’humain, Boubou Hama, homme politique et historien Nigérien et « essayiste philosophe », présentait dans les années 1970, « le retard de l’Afrique » comme « une avancée pour le monde ». Considérations paradoxales. Comment conçoit-il que ce retard puisse constituer une voie possible pour le monde ? Comment l’Afrique, avec « son retard technique […] son énorme et lourd humanisme dont s’éloigne de plus en plus l’Occident industriel » [2], pourrait-elle déterminer ce processus de mondialisation pluridirectionnelle, si on tient compte des pôles asiatiques de la Chine ou du Japon ? Serait-ce comme un regard dans le rétroviseur qui instruit sur l’abandon de dimensions essentielles de la vie au profit d’une cristallisation sur des entreprises de réification dont les contemporains se rendent coupables ? Ou bien serait-ce un lieu de ressourcement pour une réhabilitation des valeurs humaines en perdition ? Finalement, comment appréhender « l’Afrique au cœur de la mondialisation » en évaluant sa capacité d’intégration et les possibilités qu’elle aurait de jouer sa partition dans un processus avant tout ambivalent ? En se fondant sur Le retard de l’Afrique de Boubou Hama, notre démarche consistera à effectuer une critique de la rationalité instrumentale telle qu’elle s’incarne dans le choix de l’Occident de maitriser la nature – maitrise qui coïncide avec la perte de valeurs et de sens de la vie. Démarche comparative d’abord, mais constructive, après tout, en ce que cette entreprise propose, en arrière- plan, la pertinence de la rationalité communication – pendant de celle instrumentale -inhérentes aux dimensions existentielles de l’humanité, mais rendue explicite par la théorisation du philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas3. 1. HISTOIRE ET STAGNATION Par le passé, le retard de l’Afrique par rapport aux autres continents était présenté sur le plan des pensées religieuses et philosophiques et sur le plan de l’histoire universelle. A ce propos, Zué- Nguéma, philosophe Gabonais, qui effectue une relecture de la position de Hegel sur l’Afrique, montre la récurrence de ce constat en des formes changeantes : Au XIXe siècle et bien avant, le discours sur la marginalisation de l’Afrique portait sur l’Histoire, le Christianisme, la Culture, les Institutions politiques et sociales ; aujourd’hui il a trait à l’Economie libérale et à la Démocratie, deux phénomènes qui se mondialisent à partir de l’Occident chrétien [3]. La contribution de l’Afrique à l’humanité serait dérisoire sinon inexistante [4]. Selon le schéma occidental de l’évolution du monde, incarné par celui hégélien [5], la grande Histoire qui se serait déroulée dans le bassin de la Méditerranée selon l’axe Orient-Occident – ainsi que le Soleil qui se lève à l’Est pour se coucher à l’Ouest – n’aurait pas vu la participation de l’Afrique « proprement dite », l’Afrique subsaharienne, dans l’établissement et le brassage des principes qui concourent à la réalisation de l’essence véritable de l’Esprit du monde : la Liberté que tente de réaliser la démocratie, de par le monde. Hegel présentait, en effet, la Méditerranée – point de jonction entre l’Orient, l’Afrique et l’Europe – comme « le théâtre de l’histoire universelle », du fait de son climat tempéré et de la navigabilité de ses eaux [6]. Ce qui aurait favorisé le brassage des civilisations, le déploiement et le partage d’un certain nombre de principes et de valeurs qui structurent l’existence historique des hommes : l’art, la religion, la philosophie. De ce fait, il se serait joué, de l’Antiquité aux Temps modernes, une des premières formes de mondialisation qui aurait vu successivement l’émergence et l’épanouissement du monde [7] oriental, du monde grec, du monde romain et du monde germanique ; mondes qui auraient tour à tour véhiculé des éléments civilisateurs qui sont devenus le patrimoine de l’humanité : le monothéisme, la pensée discursive et critique, le droit, la science moderne... L’Egypte, qui aurait dû permettre à l’Afrique de se prévaloir d’un rôle démiurgique dans ce premier processus de mondialisation, avait une situation ambiguë d’hybridité selon toujours cette lecture hégélienne de l’histoire : bien qu’appartenant physiquement à l’Afrique, le principe de l’esprit égyptien serait oriental ; c’est-à-dire celui qui fait que la multitude est soumise à la volonté d’un être incarnant le pouvoir temporel et intemporel. Le pharaon ne serait pas, de ce fait, très différent de l’empereur japonais ou chinois. Mais nous savons qu’à l’encontre de la catégorisation occidentale, Cheikh Anta Diop, par ses recherches pluridisciplinaires, a fait la démonstration que la civilisation pharaonique est la parente des traditions africaines, avec lesquelles elle partage la zoogonie et la zoolâtrie, la hiérarchie des forces divines et célestes, celle des forces terrestres et humaines, l’organisation segmentaire de la société, la transmission initiatique et ésotérique des compétences et des expertises dans les domaines du savoir et des métiers manuels, l’obéissance ou la vénérable fidélité à l’Autorité de la tradition… Mais dans tous les cas, ce qui tombe sous les sens, c’est que ni l’Egypte, ni les empires africains consécutifs à la chute de l’Egypte [8], n’ont pu imprimer leur marque à la marche du monde. D’ailleurs, à en croire Cheik Anta Diop, lui-même, depuis 525 ans avant Jésus Christ, après la conquête de l’Egypte par Cambyse II – qui correspond à « la période de déclin et d’abrutissement du monde noir ; [de] désintégration sociale et [de] migrations » [9]–, l’Afrique est à genoux en face du monde. Et « l’apport de l’Afrique à l’humanité » en science et en philosophie dont parle l’égyptologue Sénégalais dans Civilisation ou barbarie ne découle pas d’une politique de conquête des Africains : les Grecs anciens étaient venus, certes, à l’école des prêtres égyptiens, mais ils ont emprunté les idées élémentaires qui les intéressaient et qu’ils ont transformées et développées dans un esprit d’échange et d’innovation permanents. Tandis que l’héritage égyptien s’est « momifié » sur le sol africain dans des pratiques ésotériques et selon un système fondé sur l’Autorité incontestable de l’ancêtre tutélaire. Dans le contexte de la traite négrière, qui a duré trois siècles, c’est en tant que « continent-esclave » que l’Afrique a participé à cette autre forme de mondialisation qu’a constitué le commerce transatlantique [10]. En effet, dans le cadre de la traite négrière, on ne reconnaissait aucune humanité aux Africains puisqu’ils étaient considérés comme « bêtes de somme » : une simple visite de l’Ile de Gorée au Sénégal ou de la maison des esclaves au Benin, renseignera sur « le crime contre l’humanité » qu’a pu être le commerce des esclaves noirs, dans lequel la responsabilité de certains Africains mérite d’être soulignée ; en ce qu’ils ont pu être comme négociants, chasseurs de primes ou autre. Il est vrai qu’en termes de forces de travail – à bon marché – la contribution de l’Afrique au capitalisme mercantile de l’époque a été considérable. Mais, selon l’expression de Joseph Ki-Zerbo, les Africains étaient dans la partie comme « mondialisés » et non pas comme « mondialisateurs » [11] ; car il aurait fallu qu’ils y participent en tant qu’acteurs actifs et non sujets passifs. Dans le cadre de la colonisation occidentale, les Africains devaient bénéficier de « la mission civilisatrice » pour quitter, selon le colonisateur, l’état de sauvagerie. On ne sait quel esprit providentiel ou charitable a assigné à l’Occident une telle mission. Mais là aussi nous savons que les colonies africaines devaient servir de prolongement sinon d’« espace vital » aux puissances colonialistes en lice pour la conquête du monde à tous égards et à tous points de vue. Si l’esclavage des Noirs a été la perte de la dignité humaine pour les Africains, parce que transformés en « bêtes de somme », la colonisation, quant à elle, fut la destruction sinon la déstructuration de leur personnalité, de leur culture et des fondements de leur vécu ancestral. En réaction légitime, il est méritoire que l’intelligentsia africaine de la première génération ait été amenée à revendiquer sa dignité humaine à travers des mouvements estudiantins ou politiques qui ont conduit aux indépendances [12], qu’elle ait initié des mouvements uploads/Geographie/ afrique-bonne.pdf
Documents similaires










-
41
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 28, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1150MB