DE L'ESPACE AU CINÉMA Jacques Lévy Armand Colin | « Annales de géographie » 201

DE L'ESPACE AU CINÉMA Jacques Lévy Armand Colin | « Annales de géographie » 2013/6 n° 694 | pages 689 à 711 ISSN 0003-4010 ISBN 9782200928230 DOI 10.3917/ag.694.0689 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2013-6-page-689.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Cet article s’intéresse plus particulièrement aux films de géographie, qui cherchent à montrer l’espace habité et l’habiter de cet espace avec la visée d’augmenter l’intelligence de cette dimension du monde social. Ce texte développe son propos en deux temps. D’abord, il s’emploie à montrer le caractère extrêmement lacunaire de la présence de l’espace dans la production cinématographique comme environnement et de la spatialité comme agir, qui contribuent l’un et l’autre à géographicité. Ensuite, l’idée qu’il est possible d’ouvrir de nouvelles voies à l’association entre sciences sociales de l’espace et cinéma est avancée et précisée. Cette démarche conduit à proposer de desserrer l’emprise du cinéma populaire de fiction (et de son avatar le « documentaire ») et d’établir des liens avec des courants esthétiques de l’histoire du cinéma plus propres à entrer en résonance et avec la géographicité et avec les sciences. L’article se termine par un « manifeste » qui énonce dix principes pour un cinéma scientifique de l’espace habité. Abstract The relationship between space and cinema is ambiguous. Cinema can be seen as a spatial art par excellence. However it can be argued that space has only a very indistinct presence in film. Starting from this proposition, this article explores the ways that can lead to the inclusion of space in films. The text focuses on geographic films, those which aim at showing inhabited spaces and spatialities of inhabiting in order to increase our comprehension of this dimension of the social world. The argument is developed from two viewpoints. First, the weak presence of space in cinematographic production as an environment and of spatiality as an agency both contributing to geographicity is analysed. This situation is related to the predominance of certain particular expressions of cinematographic languages. Second, the idea that it is possible to open new paths towards the association between social sciences of space and cinema is put forward and developed. Such a perspective implies loosening the grip of large-audience fiction cinema (and of its ‘documentary’ avatar). In correlation, this leads to establishing fresh ties with aesthetic trends that might be in resonance with geographicity as well as sciences. Finally, the article proposes a ‘manifesto’ in ten principles for a scientific cinema of the inhabited space. Mots-clés espace, spatialité, cinéma, histoire du cinéma, espace diégétique, distanciation, musique de film, fiction, documentaire, cinéma scientifique Keywords Space, spatiality, cinema, history of cinema, diegetic space, distancing, film musics, fiction documentary, scientific films L’espace semble être partout au cinéma. En fait, il est plutôt nulle part, ou presque. Ce constat conduit à réfléchir aux manières de l’accueillir dans les Ann. Géo., n° 694, 2013, pages 689-711, Armand Colin © Armand Colin | Téléchargé le 24/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.22.87.90) © Armand Colin | Téléchargé le 24/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.22.87.90) 690 • Jacques Lévy ANNALES DE GÉOGRAPHIE, N° 694 • 2013 films. Je m’intéresserai plus particulièrement aux films qu’on peut appeler « de géographie », au sens où ils cherchent à montrer l’espace habité et l’habiter de cet espace avec la visée d’augmenter l’intelligence de cette dimension du monde social. Dans ce texte, la démarche argumentative sera développée en deux temps. D’abord, je m’emploierai à montrer le caractère incertain de la présence de l’espace comme environnement et de la spatialité comme agir – de la géographicité, en somme – dans les expressions dominantes des langages cinématographiques. Ensuite, je chercherai à convaincre le lecteur qu’il est possible d’ouvrir de nouvelles voies à l’association entre sciences sociales de l’espace et cinéma. Un tel projet suppose de desserrer l’emprise du cinéma populaire de fiction (et de son avatar le « documentaire ») et d’établir des liens avec des courants esthétiques de l’histoire du cinéma plus propres à entrer en résonance et avec la géographicité et avec les sciences. Si l’objectif de cet article est bien de dégager un cadre intellectuel cohérent pour l’utilisation des langages filmiques, et plus généralement audiovisuels, dans l’approche de la composante géographique du monde social, on comprendra aisément que le premier moment est, néanmoins, absolument nécessaire à la démonstration. En effet, si la culture cinématographique la plus courante et la plus accessible constituait un acquis solide pour fonder un cinéma scientifique de l’espace, on pourrait sauter l’étape de la critique et passer directement à la proposition. On le verra d’emblée : tel n’est pas le cas et le passage par une relecture de l’histoire du cinéma s’impose. 1 Le cinéma par la géographie : l’espace entre décor et personnage Dans L’espace au cinéma (1993), André Gardiès distingue quatre types d’espace liés au cinéma : – l’espace cinématographique : c’est celui de l’hétérotope « institutionnel » (par exemple la salle de cinéma ou différents environnements domestiques contenant des écrans ou encore des dispositifs de projection mobiles) dans lequel se trouve immergé ou exposé le spectateur et qui lui permet de recevoir le film ; – l’espace diégétique : c’est celui que construit le film, comme réalité indé- pendante du récit (et au sein duquel Gardiès fait des « lieux » une actualisation d’un « espace » qui, sans eux, resterait virtuel) ; – l’espace narratif : c’est la spatialité spécifique des personnages, qui contribue à donner corps au récit qui les implique ; – l’espace du spectateur : c’est la spatialité produite par les choix de communi- cation que fait le film en direction du spectateur, par exemple entre « localisation » et « monstration », selon les termes de Gardiès. © Armand Colin | Téléchargé le 24/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.22.87.90) © Armand Colin | Téléchargé le 24/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 197.22.87.90) Sommaire De l’espace au cinéma • 691 Insistons sur la différence entre le 2 et le 3. Le 3, l’espace narratif, est un cadre pour l’action, il n’a de sens que par l’action. Il peut être incohérent, ou même invraisemblable. Le champ et le hors-champ ne dessinent pas une configuration spatiale crédible, mais se contredisent souvent car, pour le réalisateur, l’enjeu n’est pas là, mais dans la perception de l’action. Cela a été montré pour Le Crime de Monsieur Lange de Jean Renoir (Séguin, 1999), Rosemary’s Baby de Roman Polanski (1968) ou Play Time de Jacques Tati (1967). Les deux derniers cas sont à ce titre symétriques : dans le premier, un projet architectural a cherché à rendre matériellement vraisemblable ce que le film voulait « diaboliquement » faux (Maniglier, 2010). Dans le second, il a été démontré (collectif_fact, 2004) que l’agencement des bureaux que traverse le personnage joué par Tati ne possède pas la crédibilité et la cohérence que le film nous laisse croire. Le point commun est que ces espaces « de service » mettent le mouvement des personnages au premier plan (au sens propre comme au figuré), même si cela doit conduire à fabriquer un monde géométriquement absurde ou tout simplement irréaliste, alors même que l’objectif est de créer un univers facile d’accès pour le spectateur, qui croit y retrouver des repères familiers. Cette dissonance est rendue possible par l’énorme capacité elliptique du spectateur : il peut se sentir à l’aise dans un agencement spatial dans lequel une bonne partie est visuellement absente. Symétriquement, le 2, l’espace diégétique pose des problèmes à la lisibilité de l’action. Une ville est un système géographique complexe qui ne peut être réduit au mouvement des personnages qui le parcourent et l’utilisent. Comment faire lorsque, par exemple, on veut indiquer des proximités là où il y a écart, ou inversement ? En pratique, la logique du récit impose souvent une absence de respect pour la géographie de la ville. Celle-ci devient une variable d’ajustement que les contraintes pratiques du tournage, le style d’énonciation (avec, notamment, les partis pris en matière d’ellipse) ou l’économie narrative peuvent uploads/Geographie/ ag-694-0689 1 .pdf

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