France 9 au 15 juin 2012 Marianne 41 40 Marianne 9 au 15 juin 2012 I l est midi

France 9 au 15 juin 2012 Marianne 41 40 Marianne 9 au 15 juin 2012 I l est midi, pas de « vioc » en vue. Sur les étals du marché s’alignent les chapeaux de paille et les blouses fleuries qui aguichent les ména- gères. Du reggae s’échappe de la sono. Le soleil chauffe la place. On attend le « bouseux » à casquette. On cherche le « plouc » pétaradant à Mobylette au cœur de Guéret. On a pris notre billet de train pour ça, renifler le pays des « ploucs, des viocs, et des bovins en surnombre » décrit par le maga- zine parisien Technikart paru en mai. Et voilà qu’arrive une brunette, Elyse, 25 ans, bottée de santiags rouges. C’est elle, voix fluette et volonté d’acier, qui a lancé la révolte creusoise. Sur Face- book, Elyse Khamassi enfile son pseudo : « Lily la Fronde ». Elle est née à Guéret, vit à Paris, travaille dans la com. Le 7 mai, la jeune fille tombe sur le reportage « La bouse ou la vie » qui, sous la plume du journaliste Alexandre Majirus, brosse le manuel de survie pour les branchés de la campagne. L’accès à la culture vu par « un petit bobo péteux qui ne sait pas de quoi il parle ! » s’insurge Elyse après avoir lu ces six pages de provoc baignant dans le douzième degré. La Creuse ? « Ce centre névralgique de la diagonale du vide qui défi- gure l’Hexagone », lit-on en préambule. A Guéret, où le rédacteur a traîné sa paire de Clarks, pas de Fnac ni de fac, pas de bar sympa, pas de concert, mais des fringues ringardes, le « tout couplé à une vie sociale un brin consanguine puisqu’une personne sur deux connaît votre mère ». Dans cette ambiance « bourbier » se dessine, selon le grand repor- ter en terre exotique, un « destin cousu de fil blanc » avec, d’un côté, les chanceux – « ceux qui, passé 18 ans, se tirent pour aller à la fac » – et, de l’autre, les « damnés, ceux qui n’ont d’autre choix que de moisir sur place ou de se tirer une balle ». Il y a dix ans, un tel papier serait peut- être passé aussi inaperçu qu’une bonne blague pour bobos sur le dos des ringards de province, mais tout a changé à Gué- ret. Si quasiment personne, ici, n’achète Technikart, l’autochtone possède un truc redoutable, mieux que l’eau courante : le WiFi. Le jeune tweete et maîtrise le ramdam médiatique, même à Guéret. Comme Lily La Fronde justement, Creu- soise mais diplômée d’une école de publi- cité. Le 9 mai, son appel général secoue Facebook : « Amis creusois, de souche, d’adop- tion ou de passage, Indignez-vous ! » Elyse confie aujourd’hui : « J’ai trouvé ce papier condescendant, insultant, ça ressemblait à une conversation de mecs au bar à 2 heures du matin. La Creuse, c’est une terre de résistants, je ne pou- vais pas fermer ma gueule ! » Très vite, les réac- tions affluent. Près de 1 500 membres rallient le groupe « Les Creusois contre Technikart ». Le journaliste parisien, harcelé jour et nuit, coupe son portable. Le magazine croule sous les messages. En vrac, Lilou, collégienne : « Ma culture n’est pas la vôtre, je ne traîne pas dans les boîtes de nuit, à Guéret j’ai déjà vu Hamlet de Mesguich ou Arthur H… Signé une “paysanne” de 14 ans. » Plus viril, cet avertissement au journaliste : « Faites gaffe à la spécialité du coin, la châtaigne ! » Ou encore Richard, qui préfère la compagnie des vaches : « La bouse peut être utilisée pour fabriquer du biogaz et alimenter des centrales électriques… Pouvez-vous en dire autant de l’utilité de cette chose que vous appelez Technikart ? » Le quotidien local la Montagne s’en mêle en cou- vrant la polémique musclée comme une bagarre de fin de bal. D’un côté, les élus, avec Michel Vergnier, maire de Guéret et député socia- liste, en pleine campagne législative ; de l’autre, Raphaël Turcat, rédacteur en chef de Technikart. Paris et la province, la guerre des mondes (lire p. 42). « J’ai eu au téléphone le chef de Tech- nikart, ça a fumé sec, il n’a pas supporté que je compare sa rédaction à la tribune Bou- logne du PSG, raconte Eric Correia, maire adjoint à la culture. Nous sommes habitués aux blagues sur la Creuse, mais ça va trop loin, ça met en cause des jeunes de chez nous. » Aux yeux des Creusois, Technikart passe pour le bras armé de Parisiens préten- tieux, son journaliste, pour un traître. Car Alexandre Majirus a passé plusieurs La révolte des « bouseux » contre le chic parisien En décrivant la Creuse, et sa capitale Guéret, comme un pays de « ploucs » à l’ambiance « bourbier » qui ne laisse à ses jeunes pas d’autre choix que « la bouse ou la vie », le mensuel branché « Technikart » a déclenché la colère des habitants. Reportage. Par Marie Huret / Reportage photo : laurent monlaü pour « Marianne » « J’ai trouvé cet article condescendant, insultant, ça ressemblait à une conversation de mecs au bar à 2 heures du matin. » Lily la Fronde Avec son pseudo de guerrière, « Lily la Fronde », sur Facebook, Elyse Khamassi, 25 ans, a mené la révolte des Creusois. « Amis creusois, de souche, d’adoption ou de passage, indignez-vous ! » Guéret se révolte, c’est la revanche des Trifouillis-les-Oies, les éternels déclassés de l’aristocratie géographique, les Vierzon, les Vesoul ne supportant plus d’être traités de trous paumés. « technikart » › France 42 Marianne 9 au 15 juin 2012 La révolte des « bouseux » contre le chic parisien 9 au 15 juin 2012 Marianne 43 étés chez ses grands-parents : « Des étés à la fois charmants et très ennuyeux », confie-t-il à Marianne. Il a fait son reportage le week- end de Pâques, mais se défend d’avoir bidonné un brûlot anticreusois : « J’ai été sur place, j’ai rencontré une quinzaine de per- sonnes. Beaucoup n’ont pas compris que der- rière l’espèce de dramatisation se cachait l’exa- gération. Si je fais une obsession sur l’absence de Fnac ou de Virgin, c’est évidemment une blague qui sert à poser le contexte. Quant au style, c’est la marque de Technikart : sarcasmes et non mépris, hein ! » Coups de fil, tentatives de rabibochage, rien n’y fait. Guéret qui se révolte, c’est la revanche de tous les Trifouillis-les-Oies, les éternels déclassés, moqués, méprisés, radiés de l’aristocratie géographique, les Vierzon, les Vesoul, les Hazebrouck, qui ne supportent plus d’être traités de trou paumé. Guéret, préfecture de la Creuse, 15 000 habitants, sa poste, son lycée, sa maison d’arrêt… La ville la plus socialiste du département – François Hollande y a fait 66,3 %. La présence du nouveau pré- sident, le soir du 6 mai, dans son fief de Tulle a un peu ravivé la fierté des provin- ciaux. Depuis son élection à la mairie de Guéret en 1998, le socialiste Michel Ver- gnier se coltine les clichés parisiens. Le dernier ? En plein débat sur les déserts médicaux, Roselyne Bachelot, alors ministre de la Santé, qui s’exclame : « On ne peut pas forcer les médecins à s’installer au fin fond de la Creuse ! » Le maire s’offusque : « Elle m’a dit que c’était sur le ton de la blague… C’est toujours sur le ton de la blague ! » Mais il y a du vrai… Pour mieux comprendre cette polémique qui réveille de vieux antagonismes, Marianne a donc traîné ses Minelli à Gué- ret sur les traces des Clarks de Technikart. C’est jour de fête foraine. Sur la place se rassemblent des Creusois en chandail et à béret. Pas de bovins, mais des poulettes lookées. Trouver des jeunes à la coule, reviendrait à « chercher un concept store dans une ville morte » écrivait l’Albert Londres de Technikart. Elles sont pourtant là, au café, devant leur Coca Light. Noémie, Elsa, Camille, Anne-Laure…. Moyenne d’âge : 24 ans. Elles bossent en stage à L’Oréal à Paris, dans la pub à Milan, à Vinci à Limoges… Ou à l’usine en atten- dant mieux, comme Noémie, titulaire d’un BTS. La jeune fille a lu l’article un matin au petit déjeuner : « J’étais choquée, les termes “bouseux”, “ploucs”, la photo du magasin de sport en liquidation, tous les cli- chés y étaient. » Fille de médecins parisiens installés en Creuse pour la qualité de vie, Elsa résume : « Il a cherché à trouver Paris-en- Creuse, ça n’existe pas, Paris-en-Creuse ! » Ces filles-là lisent le très pointu Citizen K, alternent les concerts électro à Paris, Punish Yourself à Guéret ou les virées au Zic Zinc de Limoges. Oui, Limoges, leur capitale à eux, les bouseux, à une heure de TER. « On s’en fiche d’être branchés, c’est un truc de narcissique ! uploads/Geographie/ article-marianne-9-juin-2012-la-revolte-des-bouseux-contre-le-chic-parisien-pdf.pdf

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