1995, Augustin Berque, Les raisons du paysage, de la Chine antique aux environn
1995, Augustin Berque, Les raisons du paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse - Editions Hazan, Chapitre 4 - Le paysage de la modernité ; Chapitre 5 - La mise en scène paysagère ; Epilogue 4. Le paysage de la modernité - Les raisons du paysage – /p.103/ L'alternative moderne La notion de paysage n'apparaît en Europe qu’au XVIe siècle, c'est-à-dire au début des temps modernes. C'est là plus qu'une coïncidence : il y a en effet un lien organique entre le regard que les Européens allaient désormais porter sur le monde, et la manière dont leur civilisation, petit à petit, allait le transformer. Cette « manière », c'est la modernité. Celle-ci ne s'est pas accomplie en un jour. En termes de spatialité, notamment, ses principes étaient déjà posés depuis plus de trois siècles, quand le mouvement moderne en architecture et en urbanisme, voici à peine plus d'une génération, leur a enfin donné leur pleine expression dans l'aménagement concret de l'écoumène. Suivant les domaines, en effet, la modernité s'est manifestée plus ou moins précocement. Lobatchevsky (1792-1856), l'inventeur de la première géométrie non euclidienne - ce que l'on peut considérer comme les prémices d'une spatialité postmoderne - est né un siècle avant Le Corbusier (1887-1965) - lequel, en /p.103/ architecture, allait donner sa plus forte expression à la spatialité moderne. D'où la complexité du mouvement d'ensemble, et les confusions qui s'ensuivent à propos du terme même de « modernité ». Ce terme, dit-on, a été employé pour la première fois par Baudelaire ou Théophile Gautier1; mais les changements qui affectaient alors l'ambiance où ils vivaient n'étaient que le résultat d'un mouvement dont la dynamique s'est enclenchée à la Renaissance, et qui s'est institué en paradigme au XVIIe siècle. C'est celui-ci - le paradigme occidental moderne classique - qui constitue l'armature foncière de la modernité ; et c'est de là que découlent les changements qui ont engendré les paysages des villes et des campagnes contemporaines. L'on peut illustrer ce paradigme par quatre noms : Bacon (la méthode expérimentale), Galilée (la confirmation du décentrement cosmologique anticipé par Copernic), Descartes (le dualisme sujet-objet), et Newton (l'espace homogène, isotrope et infini, autrement dit absolu). Pour le réduire à un principe, il s'agit de la découverte du monde physique en tant que tel ; autrement dit, le monde de la chose en soi, découplée de la subjectivité humaine. Cette découverte révolutionnaire, qui allait engendrer les sciences et les techniques modernes, introduisait du même pas une fracture inouïe dans l'histoire de l'humanité : désormais, le monde physique - celui de la réalité intrinsèque des choses était posé indépendamment du monde phénoménal - celui de la réalité de ces mêmes choses pour l'homme. C'est sur l'utilisation rationnelle du monde physique que s'est fondée la technique moderne ; d'où son efficacité incomparablement /p.104/ plus grande que celle des techniques prémodernes, toutes enchâssées dans le monde phénoménal. Efficacité, en particulier, dans la transformation de l'environnement, et par conséquent du paysage, c'est-à-dire du monde phénoménal. Or, dans l'alternative moderne, le monde physique n'est pas le monde phénoménal. Le premier, c'est le monde où la planète Terre tourne autour de l'étoile Soleil ; le second, celui où le soleil tourne d'un horizon à l'autre, sur la terre ou sur la mer. Ce n'est que dans le second qu'il peut y avoir paysage ; mais le paysage n'est pas la vérité des choses. D'où, à première vue, cette aporie ou du moins cette ambivalence inhérente au paysage moderne : il est né dans un mouvement qui pourtant le nie dans son principe même, et il évolue selon des référents qui, en tant que paysage, lui sont étrangers. Mais n'y avait-il pas quelque raison plus profonde à la découverte simultanée du paysage et du monde physique ? La découverte du paysage 1 Il est en fait recensé pour la première fois en 1823, selon le Petit Robert (éd. 1992). Chateaubriand parlait déjà de « la vulgarité, la modernité de la douane et du passeport ». En Europe, à la différence de la Chine, les représentations picturales du paysage ont précédé sa représentation verbale. Ce n'est que vers la fin du XVe siècle qu'apparaît le néerlandais landskap. Dans les décennies suivantes se répandent les termes formés sur le même modèle dans les autres langues germaniques (landschap, Landschaft, landscape …) où la structure du mot exprime l'idée de « configuration du terrain » -, ou sur un modèle un peu différent dans les langues /p.105/ latines (paesaggio, paysage (1549), paesaje …) - où le suffixe ajouté à « pays » exprime l'idée d'un ensemble, appréhendé d'un seul regard. Les autres langues européennes suivront des schémas assez voisins, ou bien emprunteront les mêmes termes. Le russe, par exemple, a introduit à la fois paysage et Landschaft2. Ces mots sont donc apparus en littérature pour désigner quelque chose que la peinture avait auparavant découvert. Pareil retard n'est pas indifférent, si l'on a en tête le « logocentrisme » de l'Occident. Il pourrait en effet signifier que la raison européenne a eu quelque réticence à reconnaître cette réalité : le (tableau de) paysage, qui néanmoins s'imposait aux sens. Et si ce fut le contraire en Chine, cela n'est sans doute pas étranger au fait que la raison y est restée paysagère, plutôt que physicienne. Quoi qu'il en soit, le paysage apparaît dans la peinture européenne vers 1420, en Flandre, littéralement par la fenêtre. Dans cette « veduta intérieure au tableau » - par exemple celle qui ouvre sur une ville, au fond de La Madone à l'écran d'osier, de Robert Campin, le Maître de Flémalle -, Alain Roger, dont je suivrai ici l'interprétation, voit « tout simplement, l'invention du paysage occidental. La fenêtre est en effet ce cadre qui, l'isolant, l'enchâssant dans le tableau, institue le pays en paysage. Une telle soustraction - extraire le monde profane de la scène sacrée - est, en réalité, une addition : le "age" s'ajoutant au pays3... » Serait-ce que la peinture, en Europe, n'avait auparavant jamais représenté de paysages ? Non, bien sûr. On cite souvent à ce propos certaines fresques pompéiennes, comme Ulysse chez les Lestrygons (1er siècle av. J.-C.), où l'on voit des éléments de /p.106/ paysage : rochers, arbres, etc. De même certaines oeuvres byzantines, ou encore La Fuite en Égypte de Giotto, à Padoue (1306). Cependant, ces précédents ont en commun de ne pas ériger en thème de l'image la représentation d'un environnement. La nature n'est là figurée qu'à titre accessoire et emblématique, l'essentiel étant l'histoire sainte, ou le mythe, qui motive la représentation. Pour que l'on puisse proprement parler de peinture de paysage, il faudra que ce soit la représentation de l'environnement lui-même qui devienne le sujet principal du tableau. Ce basculement ; ne s'est produit que dans le courant du XVe siècle. Il suppose deux conditions. La première est ce qu'on peut appeler avec Alain Roger la « laïcisation » des éléments du paysage, lesquels vont acquérir l'unité d'une configuration intrinsèque, alors qu'auparavant « soumis à la scène biblique, ils n'étaient que des signes, distribués, ordonnés dans un espace sacré, un templum qui, seul, leur conférait une unité. C'est pourquoi, au Moyen Âge, la représentation naturaliste n'offre aucun intérêt : elle risquerait de nuire à la fonction édifiante de l'œuvre »4. Notons en passant qu'il y a là une autre différence avec le paysage à la chinoise, lequel a au contraire intimement associé la représentation de la nature et l'édification dans les valeurs morales. La seconde condition a été l'invention de la perspective linéaire, que les Florentins appelèrent costruzione legittima. Depuis la thèse classique d'Erwin Panofsky5, on sait que celle-ci a été la « forme symbolique » de l'émergence du sujet individuel moderne. Celui-ci, « toisant la chose6 », a ordonné sous son regard un monde désormais réduit à une collection d'objets /p.107/ descriptibles, mesurables et manipulables, vidés en principe de toute subjectivité. C'est ce que les philosophes appellent le « retrait du sujet » ; et ce retrait, ce recul, c'est ce que la perspective a symbolisé, avec ses profondeurs illusoires et son point de fuite - la fuite réciproque du sujet et de l'objet dans les deux mondes incompatibles de l'alternative moderne. La « construction légitime », en effet, revendique de représenter les choses objectivement, telles qu'elles se présentent dans l'environnement (et la photographie, plus tard, lui donnera raison). Elle suppose, certes, l'oeil de l'observateur (le sujet), mais cela en retrait, hors de la représentation de la chose. Celle-ci, désormais, relève du monde de l'objet, et est à ce titre douée d'une substance intrinsèque. C'est d'ailleurs la raison profonde pour laquelle le paysage peint à l'occidentale a (longtemps) dû l’être exhaustivement, sans ces « blancs » que ménage la peinture chinoise : la substance de l'objet réclame en effet tout l'espace qui est le sien - cet espace détemporalisé où Descartes figera la « chose étendue », la res extensa définitivement distincte du sujet. 2 Pour plus de détails sur ces questions lexicales, v. Jeanne Martinet, « Le paysage, signifiant et signifié uploads/Geographie/ augustin-berque-les-raisons-du-paysage.pdf
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Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jul 30, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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