2. COMMENT « PARKING » ET POURQUOI Dans la ville de Berlin encore séparée, tout
2. COMMENT « PARKING » ET POURQUOI Dans la ville de Berlin encore séparée, tout au nord, un très long hôpital, le Virchow Krankenhaus. Sur un bâtiment officiel de style prussien, s'en est greffé un autre tout en longueur. Le 26 mars 1988, en pleine nuit, je dois partir seul remplir un dossier d'entrée, dans un bâtiment dont on m'explique la direction. Le bâtiment est fermé, et éteint. J'en cherche un autre. J'arrive à la porte arrière de l'hôpital. Une barrière pour laisser passer les ambulances, une guérite vitrée, et le visage d'un jeune type très maigre. Il a un échiquier devant lui, et un téléphone à son oreille, l'autre joueur sans doute à l'autre bout du fil. Lui aussi m'explique une direction, je me retrouve vers le même bâtiment, trouve finalement une entrée en sous-sol éclairée, et encore un type de garde. Il inscrit l'heure d'entrée sur son ordinateur, mais ne trouve pas le branchement d'imprimante. Il va chercher quelqu'un. Quand je reviens avec mes papiers, l'enfant est né. Au matin (il fait froid un 26 mars à Berlin, vers six heures), on nous emmène par une cour extérieure dans une chambre de trois, tout au bout du bâtiment rectiligne, au premier étage. Quand je redescends un peu plus tard, il y a un alignement de civières : on a ramené au bout du long bâtiment, en dessous de l'escalier, les morts de la nuit. Le visage du type dans sa guérite vitrée, avec son échiquier, reste pour toujours lié pour moi à cette sensation de mort exposée. Peut-être cela tient à la myopie, j'ai un problème sérieux de mémorisation des visages. On se forme à la complexe reconnaissance des visages dès les premiers apprentissages de l'enfance, avant d'avoir la vue corrigée. N'ayant pas disposé à temps de ces mécanismes, je n'ai jamais pu les constituer de façon suffisamment précise : d'où aussi la constante attention aux visages de la rue, aux typologies, à tout ce qui pourrait aider, mais comme on se débat dans une masse indifférenciée et opaque. Une hantise autrefois, vivant au bord de la mer, c'était la plage, et retrouver parmi l'éparpillement humain indifférencié ce qui vous est propre, alors je préférais rester lire. En compensation, j'ai eu droit à une mémoire quasi définitive des pages même très anciennement lues, voire de n'importe quoi d'écrit qui me tombe encore sous les yeux, jusqu'à l'encombrement. Ce rapport je le projette dans la lecture elle- même : dans Balzac, et ces silhouettes maniées juste comme une ombre parmi un décor vu, lui, de façon presque hallucinée, je ne retiens pas les traits de l'homme de La Peau de chagrin, et je sais tout le reste. Cette angoisse de la reconnaissance des visages est accrue dans la ville, où les circonstances de la rencontre ne permettent pas de présupposer qui surgit en face de soi. Tout va bien si on se rend à un endroit où on sait devoir trouver celui-ci ou celle-là. Si les mêmes vous abordent là où ce n'est pas prévu, je suis paralysé. J'ai appris à faire un peu semblant, le temps que l'autre se dévoile. Et donc une hantise spécifique : si venait à nous, ici, sans qu'on s'y attende, dans ce visage qu'on ne reconnaît pas mais dont on sait bien la légitimité à nous aborder, le proche témoin d'un moment précis de notre passé, précisément ce qu'on met dans sa poche avec un chiffon par-dessus ? Un visage soudain qui serait comme le grossissement de ce qu'on tolère dans sa propre histoire, mais seulement dans la mesure où ceux qu'on a laissés sur la route ne vous font pas reproche ? Le hasard m'avait une fois fait parler à ce garçon à peine plus vieux que moi : il ne voulait plus conduire de gros camions à cause d'un accident qui aurait pu lui être mortel. Maintenant il travaillait dans un garage. En même temps, dans ce garage, il ne parlait donc que grande route et camions. Ce n'était pas sa peur qui m'intéressait (même si j'ai eu, une époque, un problème similaire avec l'électricité) mais ce rapport de la fixité et du voyage. Il suffit d'une halte une fois dans un self désert, au milieu de la nuit, en pays étranger, pour que vous apparaisse la totalité possible d'errance, où on pourrait se risquer. J'avais copié dans mon carnet, dans ses phrases à lui, l'histoire de ce garçon au nom breton (les sonorités mêmes de son nom incarnant dès lors cette fixité et cette histoire, cette résistance à une peur qui vous mine). On peut porter ainsi une histoire, que la surface du texte l'évoque à peine, et qu'elle sous-tends pourtant le décalage des mots, entre ceux qui commandent au destin entier d'une vie et en modifient le cours, et ce qu'on a à sa disposition pour exprimer cela, quand ce qu'ils signifient directement, ces détails de routes et de camions, est si faible et disproportionné. L'image du type de Berlin, derrière sa vitre, et celle du Breton qui ne voulait plus conduire, s'étaient déjà sans doute rejointes, d'elles-mêmes, comme Rilke dit que « sur la surface d'un tableau chaque élément communique avec tous les autres ». Dès lors, le mot-titre parking commandait, et non pas le lieu qu'il représente. Je n'arrive pas, aujourd'hui encore, à en fixer un qui précise mieux, pour moi, la vision de ce qu'il y a derrière le texte, en amont de lui, ou directement représenté. Au mieux, surgissent des perceptions d'enfance : au-dessus de l'entrée du garage (le porche) notre appartement donnait sur la grande place avec marché le mardi. Le garage était en longueur, avec successivement les bureaux (le long du porche), le magasin de pièces détachées (rangées étroites de planches sur cornières, avec boîtes métal étiquetées) face au coin vidange-graissage (le pont élévateur, et son compresseur dans le local arrière, avec un réduit humide pour les pneus), enfin l'atelier même, plus large pour avoir jeté des poutrelles métalliques, autrefois, sur une cour intérieure. Tout au fond, ce qui restait de cour, avec des épaves de voitures (L’Aronde Simca sans vitres dont le toit arrondi servait de trampoline), la citerne d'huile de vidange, les empilements triés de vieilles batteries, une pyramide de tôles à ferrailler qu'un camion venait dégager une fois l'an, les pneus usés qui, eux, avaient un jour pris feu, et le réduit avec les acides et les chargeurs pour les accumulateurs au plomb, le grésillement qui y durait même le dimanche. Ce qui incarne pour moi, aujourd'hui toujours, cette idée de parking, c'est un « passage » qui prenait dans l'atelier même et rejoignait la rue de derrière. Ce passage, couvert aux deux tiers, cimenté, fermait au bout par un portail vert. C'était entre deux murs entièrement nus, sauf, à gauche, un robinet d'eau à fermeture par vanne de bronze pour le lavage au jet et à la brosse des véhicules, et, à droite, une porte que je n'ai jamais vue ouverte, une porte enfer elle aussi, avec une pancarte : le cinéma de Civray, trois mille cinq cents habitants, avait là son issue de secours. Derrière la porte il y avait les fauteuils de velours rouge et la salle obscure. Je n'ai jamais aimé les films et le cinéma, mais on allait y voir, une ou deux fois l'an, ceux présentés par Connaissance du monde. C'est cette association de mots : « connaissance du monde », qui fixe pour moi la salle du cinéma de Civray, et la porte verte sur le passage de ciment. Dans notre idée de la ville il y a celle nécessaire de caves, complexe. Elle est la porosité du monde fondamental, la terre et son sol, à ce qui accrochent les êtres provisoires (nous) pour vaincre symboliquement leur nature éphémère. On creuse pour construire comme on creuse pour finir, ou déposer ceux qui ont fini. Il y a le mot « fondation », et Hegel dans sa Logique utilise « zu Grunde gehen » pour la fondation même de la parole et du sens, la chute qui va permettre de construire l'autoréflexion du sujet dans cette parole même, pour qu'elle donne sens à ce qu'elle désigne. Sous la ville il y a le monde déshumain, là où l'homme ne pénètre pas, qui est ce par quoi s'accroche la ville à la terre. D'où la fascination symétrique pour les établissements qui ne se fondent pas, comme Venise flottante, éternellement provisoire, le goût qu'on a de revenir s'y promener l'hiver, ou cet entrepôt bâti à Bordeaux pour abriter vanille et café, conçu pour faire flotter son immense boîte de pierre et ses galeries sur le bord instable du fleuve. C'est peut-être un lieu majeur par quoi Jules Verne, quand enfant on le découvrait, nous contraignait à la fascination : sur l'Amazonie dans le radeau de la Jangada, comme dans sa nacelle de ballon, habitats intimes, complets et pourtant détachés, mais sans caves (à moins d'entrer réellement dans les dessous, comme dans les Indes noires ou bien uploads/Geographie/ comment-parking-et-pourquoi.pdf
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- Publié le Mai 13, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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