BERTRAND DE JOUVENEL ARCADIE ESSAIS sur le MIEUX-VIVRE S.É.D.É.LS. PARIS S utur
BERTRAND DE JOUVENEL ARCADIE ESSAIS sur le MIEUX-VIVRE S.É.D.É.LS. PARIS S uturibles © 1968 by S.É.D.É.LS., 205, boulevard Saint-Germain, Paris 7°. Droits de reproduction réservés pour tous pays. LAETAE SEGESTES ARCADIAE SURGERE UT VOCAT HELENA DULCEDINEM ROBORE ANIMIS STRUENS PRÉFACE Depuis bien longtemps et très vivement, j'ai désiré traiter ce sujet. J'ai été entravé par un souci scolaire d'éviter la confusion des genres. Il ne convient pas d'imprégner de sentiments un ouvrage de science, encore moins d'encombrer de termes tech- niques le langage du cour : et pourtant il faut me résigner à ce mélange pour dire ce qui m'importe et que je crois utile à mes contemporains. Les Romains terminaient une missive amicale par la formule Vale. Faut-il en développer toutes les significations ? C'est « porte-toi bien », c'est « sois heureux », c'est encore « sois vala- ble ». C'est, en un mot, tous les voeux que l'on peut former pour une personne chère. Former de tels voeux pour les personnes inconnues aussi bien que connues, et surtout pour les personnes à naître autant que pour les personnes présentes, c'est la défi- nition, selon moi, de la préoccupation sociale. C'est l'honneur de notre temps que cette dernière y soit très étendue et souvent intense : bénéfique dans son principe, elle est grosse de conflits en tant que le bien de tels est recherché aux dépens de tels autres, et grosse de tyrannies, en tant que l'esprit s'égare des personnes concrètes aux ensembles abstraits, érigés en idoles. Ces manifestations divisives ou oppressives de la préoccupation sociale ne retiendront pas ici mon attention : je la prends comme bon principe et j'en recherche les meilleures applications. Mais voilà une expression qui promet un exposé plus systé- matique et doctrinal que ne sera la suite. Car je parle ici non comme prétendant me poser en guide de la caravane humaine, mais comme un voyageur parmi d'autres, qui signale à ses 8 ARCADIE compagnons, ici des fondrières et là des perspectives attrayantes, selon qu'elles lui sautent aux yeux, et sans méconnaître que sa vision est partielle et sélective. Une certaine indiscipline m'a peut-être qualifié pour ce rôle d'éclaireur. Ce n'est pas que mon esprit répugne aux modes de pensée rigoureux; au contraire, j'aime ces beaux filets jetés sur la réalité mais nous savons tous qu'une partie de la réalité échappe à chaque filet, qu'il n'y a pas de connaissance formulée qui ne soit, par essence, incom- plète. D'où il suit, ce me semble, que la vision obtenue au moyen d'un système de définitions et de mesures, doit toujours être complétée par des vues prises en sortant du système. Je n'ai pas su couler mes préoccupations en forme d'un livre composé et construit de sorte que je me suis finalement résigné à présenter une suite d'essais dans leur ordre chronologique, sans même en éliminer les répétitions. Je suis fâché de cette maladresse et prie le lecteur de l'excuser. B. J. 1 L'économie politique de la gratuité I9I7 « Une étude exhaustive de toutes les causes contribuant au bien-être social nous entraînerait dans un travail dont la lon- gueur et la complexité dépassent les forces humaines. Il est donc nécessaire de limiter notre recherche sur l'économie du bien-être à l'analyse des causes où les méthodes scientifiques sont possibles et efficaces. Ce sera le cas lorsque nous serons en présence de causes mesurables : l'analyse scientifique n'a solidement prise en effet que sur le mesurable. L'instrument de mesure qui est à notre disposition pour l'étude des phénomènes sociaux est la monnaie. C'est la raison qui nous conduit à limiter notre recherche au domaine du bien-être qui se trouve, directement ou indirectement, en relation avec l'unité de mesure qu'est la monnaie. » Voilà un texte célèbre du grand économiste Pigou. Il reconnaît que l'économie laisse dans l'ombre de nombreuses causes du bien-être social, et il justifie cette attitude. Notre but n'est pas de critiquer les économistes pour avoir limité l'objet de leur étude; le développement de leur science l'exigeait. Nous vou- drions seulement montrer que certains facteurs, autrefois négligés, devraient aujourd'hui être pris en considération. La possibilité de soumettre une multitude d'actions et d'objets à la même unité de mesure a rendu bien des services à l'économie, et il est compréhensible que les éléments irréductibles à une mesure monétaire aient été rejetés hors de la science économique; ces éléments n'étaient pas jugés sans valeur, mais ils ne pouvaient pas entrer dans l'édifice intellectuel construit par les économistes. Cette attitude ne comportait pas la moindre intention de mépris. Pourtant le prestige grandissant de l'économie conduisit à mettre 10 ARCADIE l'accent sur les réalités étudiées par les économistes, au détri- ment de celles dont ils ne faisaient pas mention. De nos jours, la science économique, remplaçant de plus en plus la science politique, est devenue le guide de l'homme d'État à la poursuite du bien-être social. Cette fonction nouvelle que remplit maintenant cette discipline l'appelle à une vue plus complète de la réalité et l'invite à réintégrer des facteurs qu'elle avait d'abord omis. Je me propose d'aborder ici trois points sur lesquels les économistes devraient, je crois, faire porter leur attention : les services gratuits, les biens gratuits et les dommages causés par l'activité économique (qu'on peut appeler « biens négatifs »). Valeur économique des services gratuits A l'occasion d'une discussion avec Socrate, Antiphon lui faisait cette remarque : « Je te considère comme un homme juste, Socrate, mais pas le moins du monde comme un sage; et tu as l'air d'être d'accord avec moi sur ce point; car tu ne demandes de l'argent à personne pour avoir le privilège de te fréquenter; or si un habit, une maison ou toute autre chose en ta possession a une valeur, tu ne les donnes pas pour rien et tu ne les cèdes pas pour un prix inférieur à leur valeur. Il est donc évident que si tu attribuais une valeur à tes discours, tu demanderais à ceux qui les écoutent de te payer selon la juste valeur de tes paroles. Ainsi tu es un homme juste en ne trompant personne par cupidité, mais tu ne peux pas être un sage puisque ta parole n'a pas de valeur ». L'argument d'Antiphon, tel que nous le rapporte Xénophon dans Les Mémorables, est très clair, et il a une résonance tout à fait moderne. Le fait que l'effort d'un homme met des « biens » à la disposition des autres est reconnu et mesuré par le prix que ces derniers consentent à payer. Là où il n'y a pas de prix, il n'y a pas de preuve de service rendu ou d'avantage obtenu, il n'y a rien « qui offre prise à l'analyse scientifique ». Antiphon était L'ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA GRATUITÉ II sophiste par profession : il vendait des leçons de sagesse; le fait de vendre ses leçons était pour lui la preuve qu'elles avaient de la valeur aux yeux de ses élèves, tandis que Socrate reconnaissait ses propres leçons sans valeur puisqu'il ne les faisait pas payer pour enseigner. Un économiste moderne pourrait réprouver la démonstration d'Antiphon. Néanmoins, il en accepterait les pré- misses, car en calculant « la production nationale » d'Athènes, notre économiste y inclurait les services des sophistes mais exclurait ceux de Socrate. Les services vendus sont comptés dans la « production », mais les services donnés ne le sont pas. Le fait qu'Antiphon soit considéré comme producteur alors que Socrate ne l'est pas devient fort important lorsque la repré- sentation de la réalité construite par l'économiste sert de guide aux hommes politiques. Le nom de Socrate ne doit pas nous tromper. Nous ne critiquons pas l'économiste de ne pas juger à son « juste prix » les services du philosophe : il n'y a pas de juste prix pour un bien sans commune mesure avec les autres. Notre grief est ailleurs. Nous reprochons à l'économiste d'omettre les services gratuits pour la seule raison de leur gratuité, et ainsi de présenter une image déformée de la réalité. L'existence de la société dépend des soins prodigués aux enfants par les mères. Or, comme il n'y a pas de rémunération pour ces activités, elles n'apparaissent pas dans l'évaluation du produit national. Que nous ayons deux soeurs, Marie et Édith, la première qui a des enfants et les élève, la seconde qui devient actrice de cinéma : Édith étant payée est seule considérée comme un « travailleur » et un « producteur », alors que sa soeur ne l'est pas. Et lorsqu'une jeune fille qui aurait pu faire comme Marie fait comme dits, le revenu national augmente. Un pionnier du calcul du revenu national, le professeur Colin Clark, a essayé de mesurer la déformation de la réalité apportée par cette représentation monétaire des activités. Dans ce but, il a tenté d'évaluer en monnaie les services rendus dans les foyers. Voici comment on peut résumer l'argument de Colin Clark : afin"de donner un prix aux services qu'on ne paie pas, il est 12 ARCADIE nécessaire de les comparer à des uploads/Geographie/ bertrand-de-jouvenel-arcadie.pdf
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- Publié le Apv 22, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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