Cartésianisme et alchimie : à propos d’un témoignage ignoré sur les travaux alc
Cartésianisme et alchimie : à propos d’un témoignage ignoré sur les travaux alchimiques de Descartes. par Sylvain Matton CNRS, Paris I. DESCARTES COLLABORATEUR DES TRAVAUX ALCHIMIQUES DE CORNELIS VAN HOGELANDE ? Le témoignage de D. G. Morhof Que Descartes ait bien connu une « tentation » alchimique qui se concrétisa au moins par un « niveau de manipulations ponctuelles », ainsi que vient de le montrer Jean-François Maillard 1, un témoignage ayant, nous semble-t-il, échappé aux historiens du philosophe — en tous cas à ceux qui étudièrent la question de ses rapports avec la Rose-Croix et ce qu’il est convenu d’appeler, de manière assez inappropriée, “l’occultisme” 2 —, nous en apporte une intrigante confirmation. Dans son épître De metallorum transmutatione (Hambourg, 1673) adressée depuis Kiloni à Joel Langelott (1617-1680) et datée du 26 février 1673, parlant de l’alchimiste Theobald van Hogelande (Hoghelande, Hoogelande, ca 1560 - 1608) 3 et de son neveu 1. Voir, dans le présent volume, J.-F. Maillard, « Descartes et l’alchimie : une tentation conjurée ? », pp. 89-104. 2. Voir surtout G. Cohen, Les Écrivains français en Hollande dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris, 1920 ; id., « Descartes et les Rose-Croix », Psyché, XL (1950), pp. 167-177, et « note additionnelle », ibid., p. 471 ; A. Georges-Berthier, « Descartes et les Rose-Croix », Revue de synthèse, avril-octobre 1939, pp. 9-30 ; H. Gouhier, Les Premières Pensées de Des- cartes. Contribution à l’histoire de l’anti-Renaissance, 2e éd., Paris, 1979, pp. 117-141 (chap. VII. Descartes et les Rose-Croix », et pp. 150-157 (« Appendice. Le roman rosi-crucien »). 3. Voir J. Ferguson, Bibliotheca Chemica, Glasgow, 1906, I, pp. 411-412 ; F. M. Jaeger, Historische Studiën, Bijdragen tot de kennis van de geschiedenis der natuurwetenschappen in de Nederlanden gedurende de 16e en 17e eeuw, Groningue - La Haye, 1919, pp. 1-50 ; id., « Hoge- lande (Theobald van) », Nieuw Nederlandsch Biografisch Woordenboek, Leyde, 1924 (rééd. Ams- terdam, 1974), vol. VI, col. 790-794 ; il existe aussi, dans le même dictionnaire (vol. II, 1912, col. 595-596), une autre notice, inférieure, due à C. De Waard, sous l’entrée « Hoghelande (Theobald of Ewoud van) » ; voir encore F. Greiner, « Écriture et ésotérisme dans un traité alchi- mique de la fin de la Renaissance : Le De Alchemiae difficultatibus (1594) de Theobald de Hoghelande », Réforme Humanisme Renaissance, XXXVIII (juin 1994), pp. 45-71. 112 Sylvain Matton Cornelis (ca 1590 - ap. 1653) 4, le grand érudit et amateur d’alchimie Daniel Georg Morhof (1639-1690) 5 écrit : « Theobaldi ab Hogeland qui se ficto nomine appellat Evvaldum Vogelium tractatus Chemici à peritis ejus artis præ cæteris æstimari solent. Scripsit librum de difficultatibus Alchemiæ, aliumque de lapidis Physici conditionibus. Nec memini unquam ab eo de vanitate Alchemiæ quicquam scriptum, ut vult Kircherus. Habemus & alium ab eo librum, quo historias transmutationum metallicarum consignavit. Perspicuâ dictione usus est, & cæteris luculentius scribit. Multis arcani possessor creditur ; initium operis se habuisse ipse non diffitetur. Cognatus ejus Cornelius ab Hogeland, qui de Dei existentiâ scripsit & de Oeconomia animalis, nihil quidem ipse habuit arcani, sed scripta Theobaldi quædam secutus multa cum Cartesio operatus est, ut narravit mihi amicus, nullo tamen successu. » 6 Ce que nous proposons de traduire : « Les traités chimiques de Theobald van Hogelande, qui prit le pseudonyme d’Ewaldus Vogelius 7, sont ordinairement estimés plus que le reste par les experts en cet art. Il écrivit un livre sur les difficultés de l’alchimie 8 et un autre sur les préparations de la pierre physique 9, mais je ne vois pas qu’il ait jamais rien écrit sur la vanité de l’alchimie, comme l’affirme Kircher 10. Nous possédons encore un autre 4. N’ayant pu consulter les Historische Studiën de Jaeger, nous nous fondons, pour les dates de naissance et de mort de Cornelis, sur l’article de C. De Waard, Nieuw Nederlandsch Biografisch Woordenboek, vol. II, col. 594-595 ; voir encore K. Sprengel, Histoire de la médecine, trad. A. J. L. Jourdan, V, Paris, 1815, pp. 54-55 ; F. Bouillier, Histoire de la philosophie carté- sienne, 3e éd., Paris, 1868, I, pp. 259-260 ; C. L. Thijssen-Schoute, Nederlands Cartesianisme, Amsterdam, 1954 (2e éd., Utrecht, 1989), spéc. pp. 228-234. 5. En attendant la publication des actes du colloque de Wolfenbuttel sur Morhof, sous la direction de F. Waquet, voir M. Kern, Daniel Georg Morhof, Fribourg, 1928 ; C. Weber, « Morhof, Daniel Georg », dans : A. Jacob (éd.), Encyclopédie philosophique universelle : III, Les Œuvres philosophiques, dictionnaire, dirigé par J.-F. Mattéi, t. 1, pp. 1359-1360. 6. De metallorum transmutatione ad virum nobilissimum amplissimum Joelem Lange- lottum, serenissimi Principis Cimbrici archiatrum celeberrimum epistola, Hambourg, 1673, XII, pp. 141-142. 7. Voir S. Matton, « Marsile Ficin et l’alchimie : sa position, son influence », dans : J.- C. Margolin et S. Matton (éd.), Alchimie et philosophie à la Renaissance, Actes du colloque international de Tours (4-7 décembre 1991), De Pétrarque à Descartes, 57, Paris, 1993, pp. 123- 192, ici p. 129, n. 28. 8. De alchemiæ difficultatibus liber, in quo docetur quid scire, quidve vitare debeat veræ chemiæ studiosus ad perfectionem aspirans, et multæ philosophorum propositiones obscuræ et difficiles explicantur, Cologne, 1594. 9. De lapidis physici conditionibus liber, quo duorum abditissimorum auctorum Gebri et Raimundi Lulli methodica continetur explicatio, et chymistarum omnium opera tanquam ad normam examinantur, virum in perfectionis via consistant, nec ne. Auctore Ewaldo Vogelio Belga, Cologne, 1595. 10. Cf. Mundus subterraneus, lib. XI, sect. II: « De lapide philosophorum », cap. IX, éd. Amsterdam, 1678, II, p. 283 (éd. J.-J. Manget, Bibliotheca chemica curiosa, Genève, 1702, I, Cartésianisme et alchimie 113 livre de lui où il a consigné des récits de transmutations métalliques. Il usa d’une claire manière de parler, et il écrit plus élégamment que les autres. Beaucoup le tiennent pour un possesseur du secret ; lui-même ne nie pas qu’il posséda le commencement de l’œuvre. Son parent Cornelis van Hogelande, qui écrivit sur l’existence de Dieu et sur l’économie animale 11, ne posséda en vérité lui-même rien du secret, mais, ayant suivi certains écrits de Theobald, il a beaucoup opéré 12 en compagnie de Descartes, à ce que m’a raconté un ami, sans succès cependant. » Quel était l’« ami » qui narra à Morhof cette anecdote sur Descartes, voilà une question à laquelle il est difficile, voire impossible de répondre. Peut-être s’agissait-il d’une personne rencontrée par Morhof lors du voyage qu’il effectua aux Pays-Bas (et en Angleterre) en 1670, trois ans donc avant la rédaction du De metallorum transmutatione — et parmi les noms cités dans la relation de ce voyage que l’on trouve dans l’autobiographie insérée dans le recueil posthume des Dissertationes academicæ et epistolicæ (Hambourg, 1699) 13, il nous faut ici relever, en rapport avec l’alchimie, celui du médecin Theodorus Kerckring (1639-1693) 14, qui eut, comme Spinoza, pour professeur de latin Franciscus van den Enden 15, traduisit et commenta le Triumph Wagen Antimonii de Basile Valentin 16, et donna chez lui, à Amsterdam, l’occasion à Morhof de lire les Traictez du vray sel de p. 81) : « Licet posteà cum sæpius etiam magna cura adhibita idem opus tentassent, nunquam ta- men successum ullum se reperire potuisse, testati sunt. Innumera hujus rei passim leguntur apud Authores : Delrium, Pereirum, Quibertum, Hogelandum, quos Lector adeat. », et p. 284 (Manget, p. 82) : « Qui plura hujusmodi desiderat, legat Hogolandæi similia experti de vanitate Alchymiæ commentarios, aliosque Authores, quos supra allegavi. » 11. Cogitationes, quibus Dei existentia, item animæ spiritalitas, et possibilis cum corpore unio, demonstrantur. Nec non, brevis historia œconomiæ corporis animalis, proponitur, atque mechanice explicatur, Amsterdam, 1646 (2e éd., Cogitationes […]. His accessit tractatus de præ- destinatione, Leyde, 1676, le dernier traité ayant une page de titre séparée : Exercitationes philosophicæ miscellaneæ de natura hominis et speciatim de conjunctione mentis cum corpore). 12. L’expression multa operare relève du vocabulaire alchimique, où operare signifier “tra- vailler à l’œuvre (opus)”, exécuter les modi operationis lapidis ; « multa operatus est » doit donc s’entendre, comme le contexte l’exige, « a effectué de nombreuses opérations alchimiques ». 13. Danielis Georgi Morhofi dissertationes academicæ et epistolicæ, quibus rariora quædam argumenta eruditè tractantur, omnes : in unum volumen collatæ, et consensu filiorum editæ. Accessit autoris vita, quæ tum lectiones ejus academicas, tum scripta edita et edenda ; elogia item ac judicia clarorum virorum exhibet : et præfatio Joannis Burchardi Maji, qua institutum hujus operis declaratur […], Hambourg, 1699 ; la D.G. Morhofii vita, placée en fin de l’ouvrage, a une pagination séparée. Le passage concernant son voyage aux Pays-Bas et en Angleterre (« iter Batavo-Anglicum ») se trouve aux pp. 9-12. 14. Voir J. Ferguson, Bibliotheca Chemica, I, p. 458 ; Nieuw Nederlandsch Biografisch Woordenboek, II, col. 663-664 (art. de A. Geyl). 15. Voir Nieuw Nederlandsch Biografisch Woordenboek, VI, 1927, col. 480-481 (art. de Baumann) ; M. Bedjai, « Franciscus van den Enden maître spirituel de Spinoza », Revue de l’histoire des religions, CCVII (1990), pp. 239-311 (à utiliser avec précaution, en particulier à propos du uploads/Geographie/ cartesianisme-et-alchimie.pdf
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- Publié le Jui 25, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
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