Pourquoi les rues de France continuent-elles d’honorer des colonialistes et des
Pourquoi les rues de France continuent-elles d’honorer des colonialistes et des esclavagistes ? Ce n’est pas une question d’histoire, nous apprennent les mouvements décoloniaux : leurs noms signalent symboliquement les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas. D’où l’urgence de les changer. Décolonisons nos rues ! Pour une mémoire des luttes contre les crimes coloniaux et esclavagistes Texte : Naïké Desquesnes La revue Z : Depuis 2009, un collectif à géométrie variable d’enquêteurs, rédactrices, maquettistes, dessinateurs, illustratrices et autres joyeux déserteurs du journalisme traditionnel s’organise chaque année pour partir en itinérance pendant un mois. Le principe : s’immerger dans la réalité d’un territoire, enquêter collectivement, prendre part aux luttes ; et à partir de ces ingrédients, fabriquer une belle revue d’analyse critique qui donne la parole à des gens qu’on entend peu, et où l’iconographie occupe une grande place. Au fil des ans, la revue s’est penchée sur de nombreux sujets comme la puissance de l’industrie minière depuis la Guyane, l’école publique à combattre et défendre depuis Grenoble, ou encore le féminisme depuis Marseille. Des brochures existent, elles sont des extraits des revues téléchargeable et diffusable librement. Certaines sont réalisées par des membres du collectif, d’autres comme celle-ci sont envoyées par des lecteurs et lectrices. Ce texte ci est publié dans le numéro 14 de la Revue Z et rédigé par Naïké Desquesnes (hormis la page sur la statue de Colston, issue des travaux de Banksy) Traduction : « Voilà une idée qui réponds aux besoins de celleux à qui manque la statue de Colston et celleux à qui elle ne manque pas. Nous le tirons de l’eau, le remettons sur son socle, nouons un câble autour de son cou et commandons quelques statues en bronze de taille humaine des manifestant-es en train de le redescendre. Tout le monde est content-e. Un jour célèbre commémoré. » Pourquoi les rues de France continuent-elles d’honorer des colonialistes et des esclavagistes ? Ce n’est pas une question d’histoire, nous apprennent les mouvements décoloniaux : leurs noms signalent symboliquement les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas. D’où l’urgence de les changer. Début juillet 2020, Ivry-sur-Seine, banlieue sud de Paris. Le collectif Abya Ya- la1 repeint de rouge une plaque de rue du nom de Christophe-Colomb, sous les applaudissements de quelques passant·es2. De grandes affiches en noir et blanc sont collées alentour : elles représentent des femmes qui pourraient inspirer les municipalités au moment de baptiser les rues (voir encadré). Pourquoi s’en prendre ainsi à celui connu en Europe pour avoir « découvert » l’Amérique ? Le collectif explique dans un tract que cette découverte corres- pond au « démarrage du massacre de 56 millions d’autochtones dû à la colo- nisation. C’est aussi la mise en esclavage, les viols, l’expropriation des terres, le pillage de l’or, les évangélisations forcées, etc. 3 » Et demande : « Pourquoi la France rend-elle hommage à ce personnage en l’érigeant en gar- dien de nos rues ? Qu’est-ce que cela dit de la France, à qui appartenait un dixième de la surface de la Terre à son apogée ?! » L’action a été réalisée sans hommes cisgenres4, avec une majorité de femmes non blanches, héri- tières de la colonisation, que ce soit du continent américain, africain ou asia- tique. Elle s’inscrit dans un mouvement qui parvient enfin à s’immiscer dans le débat public. En Belgique, les statues de Léopold II, le roi qui colonisa à la fin du XIXe siècle le Congo pour en faire sa propriété personnelle, sont contes- tées depuis des années. Dans différentes villes, depuis 2013, le Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP) organise régulièrement des « balades décoloniales » pour renommer symboliquement les rues et les places glorifiant des colonialistes5. 2020 marque un tournant. Au printemps, un énième meurtre policier aux États-Unis, celui de George Floyd, donne un nouveau souffle au mouvement Black Lives Matter (« les vies des Noir·es comptent ») : des manifs et émeutes monstres ont lieu dans tout le pays et même au-delà. C’est l’occa- sion aussi de se demander ce que valent dans la mémoire collective les vies non blanches, plus généralement. À Bristol, en Angleterre, le 7 juin, la statue d’Edward Colston, marchand d’es- claves, est déboulonnée, traînée dans la rue puis jetée dans la rivière Avon. Le même jour, à Londres, une statue de l’ancien Premier ministre Winston Churchill est désacralisée : l’inscription « was a racist » (« était un raciste ») est taguée sous son nom. À Bruxelles, la statue de Léopold II sur la place du Trône est vandalisée les 7 et 10 juin. Alors que des dizaines de milliers de personnes se réunissent à deux re- prises à Paris afin de réclamer justice pour Adama Traoré (mort entre les mains de gendarmes en juillet 2016), et que les dégradations de statues commencent à fleurir, Emmanuel Macron prend position : « La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son passé », déclare-t-il le 14 juin. Les débats s’enflamment et les contresens s’accumulent. S’agit-il vraiment de réécrire l’Histoire ? Le passé de la France est aussi fait de la participation ac- tive de l’État à la Shoah, pour ne prendre que l’exemple d’atrocités le plus re- connu. Qui regrette aujourd’hui que les rues Maréchal-Pétain aient été re- nommées après la Seconde Guerre mondiale ? Dans un autre style, com- ment prétendre que la quasi-disparition des rues Impériale et des places Royale ait supprimé de l’histoire du pays les souvenirs de la royauté et de l’Empire ? L’espace public n’est pas un livre d’histoire, mais un moyen pour signifier ce qui compte. Et, en l’occurrence, celles et ceux qui ne comptent pas. « La question posée par ces mobilisations ne se limite pas à une simple exigence de reconnaissance historique portant sur le passé, explique le FUI- QP. Les représentations sociales du Noir, de l’Asiatique, de l’Arabe, etc. qui ont préparé, accompagné et justifié ces deux crimes contre l’humanité que sont l’esclavage et la colonisation continuent d’informer à bien des égards nos sociétés contemporaines. La non-décolonisation des esprits et des ima- ginaires collectifs permet leur survie et leur reproduction contemporaines. Elles servent désormais d’accompagnement idéologique aux discriminations systémiques dont sont victimes les descendants d’esclaves et de coloni- sés6. » Salutaire mise au point complétée par l’association Contrevent, orga- nisatrice de balades décoloniales à Grenoble cette fois. Elle définit la dé- marche de construction d’une « contre-histoire » comme « commentaire sur l’histoire produit par des groupes dominés dans leurs formes de langage et de discours propres. Il ne s’agit pas de faire le procès de tel ou tel person- nage, mais de rétablir une perspective qui identifie les parts d’ombre, les non-dits de l’histoire officielle et valorise les contributions oubliées (volontai- rement effacées ?) de celles et ceux qui n’ont pas eu la reconnaissance de la mémoire d’État. » L’association ajoute qu’en France « seulement 3 % des rues honorent des femmes, rarement issues de classes populaires 7 ». Si le mouvement réussit à déboulonner l’omniprésence blanche, patriar- cale et coloniale dans nos rues, où faudra-t-il arrêter l’inventaire ? Que faire des nombreux personnages controversés, qui ont occupé des positions contradictoires au cours de leur vie, ont eu des attitudes ambiguës ? Si cer- taines hésitations sont légitimes, pour d’autres hommes illustres, la réponse est vite trouvée : le 15 octobre 2020, la mairie de Cayenne, en Guyane, re- baptisait la rue Christophe-Colomb en rue des Peuples-Autochtones. Glossaire : 1. Abya Yala signifie « terre dans sa pleine maturité » en langue kuna (population vivant, avant déjà le début de la colonisation, sur un territoire à cheval sur le Panama et la Colombie actuelles, aujourd’hui concentrée sur l’archipel de San Blas). Depuis 1992, ce nom est utilisé par de nombreux peuples indigènes pour désigner les Amériques sans se référer au navigateur italien Amerigo Vespucci, considéré comme l’un des premiers Européens à avoir compris, autour de 1500, que les différentes terres abordées depuis 1492 formaient un continent encore inconnu de leur culture. 2. « Pourquoi une rue Christophe-Colomb à Ivry-sur-Seine ? », action du 10 juillet 2020, pétition et vidéo en ligne https://www.change.org/p/mairie-d-ivry-sur-seine-pourquoi-une- rue-christophe-colomb-%C3%A0-ivry-sur-seine 3. Sur ces questions, lire Z no 12, Guyane. Trésors et conquêtes, 2018. 4. Assignés hommes à la naissance, ils se reconnaissent dans cette identité de genre (lire p. 90). 5. Lire le Guide du Paris colonial et des banlieues (éd. Syllepse, 2018), qui recense plus de 200 rues, places et avenues glorifiant des colonialistes, et le Guide du Bordeaux colonial et de la métropole bordelaise (éd. Syllepse, 2020). 6. « Appel : décolonisons l’espace public ! », FUIQP, 26 juin 2020 (fuiqp.org). 7. Texte diffusé lors d’actions menées en 2017 et 2018, publié dans Timult no 11, décembre 2020 (timult.poivron.org). En plus : https://survie.org/billets-d-afrique/2020/299-juillet-aout-2020/article/antiraciste-de-loin https://survie.org/billets-d-afrique/2020/299-juillet-aout-2020/article/decoloniser-l-espace- public-pour-decoloniser-les-esprits QUI POUR REMPLACER CHRISTOPHE COLOMB ? En France, des dizaines de villes comptent une rue Christophe-Colomb, d’après le recensement réalisé par le Comité de solidarité avec les Indiens des Amériques (csia-nitassinan.org).Le collectif Abya Yala a renommé celle uploads/Geographie/ decolonisons-nos-rues 1 .pdf
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- Publié le Sep 21, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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