ASSIA DJEBAR L'Amour, la fantasia ROMAN « Il y eut un cri déchirant — je l'ente

ASSIA DJEBAR L'Amour, la fantasia ROMAN « Il y eut un cri déchirant — je l'entends encore au moment où je t'écris —-, puis des clameurs, puis un tumulte... » Eugène Fromentin Une année dans le Sahel PREMIÈRE PARTIE LA PRISE DE LA VILLE ou L'amour s'écrit « L'expérience était venue à nos sen-tinelles : elles commençaient à savoir distinguer du pas et du cri de l'Arabe, ceux des bêtes fauves errant autour du camp dans les ténèbres. » Barchou de Penhoën Expédition d'Afrique, 1835. FILLETTE ARABE ALLANT POUR LA PREMIÈRE FOIS À L'ÉCOLE Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d'automne, main dans la main du père. Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l'école française. Fillette arabe dans un village du Sahel algérien. Villes ou villages aux ruelles blanches, aux mai-sons aveugles. Dès le premier jour où une fillette « sort » pour apprendre l'alphabet, les voisins prennent le regard matois de ceux qui s'apitoient, dix ou quinze ans à l'avance : sur le père auda-cieux, sur le frère inconséquent. Le malheur fon-dra immanquablement sur eux. Toute vierge savante saura écrire, écrira à coup sûr « la » lettre. Viendra l'heure pour elle où l'amour qui s'écrit est plus dangereux que l'amour séquestré. Voilez le corps de la fille nubile. Rendez-la invi-sible. Transformez-la en être plus aveugle que l'aveugle, tuez en elle tout souvenir du dehors. Si elle sait écrire ? Le geôlier d'un corps sans mots — et les mots écrits sont mobiles — peut finir, lui, par dormir tranquille : il lui suffira de supprimer les fenêtres, de cadenasser l'unique portail, d'éle-ver jusqu'au ciel un mur orbe. Si la jouvencelle écrit? Sa voix, en dépit du silence, circule. Un papier. Un chiffon froissé. Une main de servante, dans le noir. Un enfant au secret. Le gardien devra veiller jour et nuit. L'écrit s'envolera par le patio, sera lancé d'une terrasse. Azur soudain trop vaste. Tout est à recommencer. A dix-sept ans, j'entre dans l'histoire d'amour à cause d'une lettre. Un inconnu m'a écrit; par inconscience ou par audace, il l'a fait ouverte-ment. Le père, secoué d'une rage sans éclats, a déchiré devant moi la missive. Il ne me la donne pas à lire ; il la jette au panier. L'adolescente, sortie de pension, est cloîtrée l'été dans l'appartement qui surplombe la cour de l'école, au village; à l'heure de la sieste, elle a reconstitué la lettre qui a suscité la colère pater-nelle. Le correspondant mystérieux rappelle la cérémonie des prix qui s'est déroulée deux ou trois jours auparavant, dans la ville proche ; il m'a vue monter sur l'estrade. Je me souviens de l'avoir défié du regard à la sortie, dans les couloirs du lycée de garçons. Il propose cérémonieusement un échange de lettres « amicales ». Indécence de la demande aux yeux du père, comme si les pré-paratifs d'un rapt inévitable s'amorçaient dans cette invite. Les mots conventionnels et en langue française de l'étudiant en vacances se sont gonflés d'un désir imprévu, hyperbolique, simplement parce que le père a voulu les détruire. Les mois, les années suivantes, je me suis engloutie dans l'histoire d'amour, ou plutôt dans l'interdiction d'amour; l'intrigue s'est épanouie du fait même de la censure paternelle. Dans cette amorce d'éducation sentimentale, la correspon-dance secrète se fait en français : ainsi, cette langue que m'a donnée le père me devient entre-metteuse et mon initiation, dès lors, se place sous un signe double, contradictoire... A l'instar d'une héroïne de roman occidental, le défi juvénile m'a libérée du cercle que des chu-chotements d'aïeules invisibles ont tracé autour de moi et en moi... Puis l'amour s'est transmué dans le tunnel du plaisir, argile conjugale. Lustration des sons d'enfance dans le souvenir; elle nous enveloppe jusqu'à la découverte de la sensualité dont la submersion peu à peu nous éblouit... Silencieuse, coupée des mots de ma mère par une mutilation de la mémoire, j'ai par-couru les eaux sombres du corridor en miraculée, sans en deviner les murailles. Choc des premiers mots révélés : la vérité a surgi d'une fracture de ma parole balbutiante. De quelle roche nocturne du plaisir suis-je parvenue à l'arracher? J'ai fait éclater l'espace en moi, un espace éperdu de cris sans voix, figés depuis longtemps dans une préhistoire de l'amour. Les mots une fois éclairés — ceux-là mêmes que le corps dévoilé découvre —, j'ai coupé les amarres. Ma fillette me tenant la main, je suis partie à l'aube. I Aube de ce 13 juin 1830, à l'instant précis et bref où le jour éclate au-dessus de la conque pro-fonde. Il est cinq heures du matin. Devant l'impo-sante flotte qui déchire l'horizon, la Ville Impre-nable se dévoile, blancheur fantomatique, à travers un poudroiement de bleus et de gris mêlés. Triangle incliné dans le lointain et qui, après le scintillement de la dernière brume noc-turne, se fixe adouci, tel un corps à l'abandon, sur un tapis de verdure assombrie. La montagne paraît barrière esquissée dans un azur d'aquarelle. Premier face à face. La ville, paysage tout en dentelures et en couleurs délicates, surgit dans un rôle d'Orientale immobilisée en son mystère. L'Armada française va lentement glisser devant elle en un ballet fastueux, de la première heure de l'aurore aux alentours d'un midi éclaboussé. Silence de l'affrontement, instant solennel, sus-pendu en une apnée d'attente, comme avant une ouverture d'opéra. Qui dès lors constitue le spec-tacle, de quel côté se trouve vraiment le public? Cinq heures du matin. C'est un dimanche ; bien plus, le jour de la Fête-Dieu au calendrier chré-tien. Un premier guetteur se tient, en uniforme de capitaine de frégate, sur la dunette d'un vaisseau de la flotte de réserve qui défilera en avant de l'escadre de bataille, précédant une bonne cen-taine de voiliers de guerre. L'homme qui regarde s'appelle Amable Matterer. Il regarde et il écrit, le jour même : « J'ai été le premier à voir la ville d'Alger comme un petit triangle blanc couché sur le penchant d'une montagne. » Cinq heures et demie du matin. Sur trois ran-gées, l'immense cortège de frégates, de bricks et de goélettes pavoisés de pavillons multicolores, peuple sans discontinuer l'entrée de la baie, déga-gée à présent totalement de la nuit et de son risque d'orage. Le branle-bas est décidé à partir du Provence, le bâtiment amiral. Par milliers, les corps des matelots et des sol-dats se relèvent sur les ponts, remontent des soutes par grappes cliquetantes, s'agglutinent sur les gaillards. Silence étalé d'un coup en un drap immense réverbéré : comme si la soie de lumière déjà intense, prodiguée en flaques étincelantes, allait crisser. La ville barbaresque ne bouge pas. Rien n'y fré-mit, ni ne vient altérer l'éclat laiteux de ses mai-sons étagées que l'on distingue peu à peu : pan oblique de la montagne dont la masse se détache nettement, en une suite de croupes molles, d'un vert éclairci. A peine si officiers et simples soldats, dressés côte à côte aux rambardes, se heurtent des épées au flanc, à peine si l'on perçoit une interjection ici, un juron là, un toussotement ou le bruit d'un crachat plus loin. Dans le désordre des hamacs suspendus en vrac, entre les pièces d'artillerie et les batteries sur le qui-vive, telles des bêtes de cirque prêtes à la cérémonie derrière un halo de projecteurs, la foule des futurs envahisseurs regarde. La ville se présente dans une lumière immuable qui absorbe les sons. Amable Matterer, capitaine en second du Ville de Marseille, et ses compagnons demeurent immobiles. La Ville Imprenable leur fait front de ses multiples yeux invisibles. D'où cet excès même dans la blancheur de la cité, comme si le panorama aux formes pourtant attendues — ici une coupole de mosquée reflétée dans l'eau, là- haut quelque ciselure de donjon ou une pointe de minaret — se figeait dans une proximité troublante. Des milliers de spectateurs, là-bas, dénombrent sans doute les vaisseaux. Qui le dira, qui l'écrira? Quel rescapé, et seulement après la conclusion de cette rencontre? Parmi la première escadre qui glisse insensiblement vers l'ouest, Amable Matte-rer regarde la ville qui regarde. Le jour même, il décrit cette confrontation, dans la plate sobriété du compte rendu. A mon tour, j'écris dans sa langue, mais plus de cent cinquante ans après. Je me demande, comme se le demande l'état-major de la flotte, si le dey Hussein est monté sur la terrasse de sa Cas-bah, la lunette à la main. Contemple-t-il en per-sonne l'armada étrangère? Juge-t-il cette menace dérisoire? Depuis l'empereur Charles V, roi d'Espagne, tant et tant d'assaillants s'en sont retournés après des bombardements symbo-liques!... Le dey se sent-il l'âme perplexe, peut- être même sereine, ou se convulse-t-il à nouveau d'une colère théâtrale? Sa dernière réplique, à l'envoyé du Roi de France qui réclamait des excuses extravagantes, combien de témoins l'ont répétée depuis : — Le Roi de France n'a plus qu'à me demander ma femme ! Je m'imagine, moi, que la femme de Hussein a négligé sa prière uploads/Geographie/ ebook-assia-djebar-lamour-la-fantasia-pdf.pdf

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