Cartographie : Éditions Tallandier/ Légendes Cartographie, 2016 © Éditions Tall

Cartographie : Éditions Tallandier/ Légendes Cartographie, 2016 © Éditions Tallandier, 2016 2, rue Rotrou – 75006 Paris www.tallandier.com EAN : 979-10-210-1880-8 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. À tous les esprits libres. « Je viens de cette âme qui est à l’origine de toutes les âmes. Je suis de cette ville qui est la ville de ceux qui sont sans ville. Le chemin de cette ville n’a pas de fin. Va, perds tout ce que tu as, c’est cela qui est le tout. » Rubâi’yat Rumi (Les Q uatrains de Rumi, Paris, Albin Michel, 1987) Avertissement Isabelle Eberhardt se pense et s’écrit souvent au masculin, d’où l’abstention volontaire d’accord dans certains passages cités. Notons également que, sous sa plume, l’orthographe de certains mots arabes et noms varie. Pour un maximum de clarté nous avons décidé – hors citations – de les écrire à l’identique. Pour la compréhension des mots arabes, le lecteur trouvera un lexique en fin de volume. Prologue 21 octobre, Aïn-Sefra, extrême Sud algérien. La crue subite de l’oued Sefra * 1 dévaste la ville basse. Parmi les portés disparus : Isabelle Eberhardt, vingt-sept ans, alias Si Mahmoud, nom masculin sous lequel la jeune femme est connue dans tout le pays. Six jours de recherches pour retrouver son corps. Six jours pendant lesquels beaucoup ont espéré la revoir vivante. Comment croire que Si Mahmoud, le cavalier arabe aux grandes bottes rouges, coiffé de son turban en poils de chameau et enveloppé de son burnous négligemment jeté sur l’épaule, champion incontesté des fantasias * 2 , « vénéré, par les autochtones, à l’égal d’un marabout * 3 pour sa science du Koran 1 », reporter de guerre, apôtre de la charité et de toutes les libertés, a pu bêtement mourir noyé ? Non, il y avait trop de vie en cette jeune femme, trop de projets à venir. Mais le jeudi 27 octobre, Lyautey, tout juste promu général, envoie un télégramme à Alger, ne laissant plus aucun doute : le cadavre d’Isabelle- Si Mahmoud a bel et bien été retrouvé. D’un seul élan, toute la presse salue la perte de l’« écrivain original 2 », de la « Séverine algérienne 3 », du « Bédouin de génie 4 », de l’« héroïne algérienne 5 », de l’« amazone des sables 6 ». Pour Lyautey, hors de question de clore le chapitre Isabelle Eberhardt sans avoir remis la main sur les belles pages qu’elle lui lisait, cigarette aux lèvres, face au soleil couchant. Il le « gobait », son Si Mahmoud 7 . Combien de belles soirées ils ont passé ensemble. Amoureux des lettres, écrivain à ses heures, l’homme à l’inébranlable volonté de pacification a tout de suite cru au génie littéraire d’Isabelle Eberhardt. – Lieutenant Pâris, mon intuition me dit que le manuscrit croupit dans sa maison. Des semaines que nous sommes sur une fausse piste ! Avec vos hommes, je veux que vous alliez fouiller vous-même dès demain. Et de la délicatesse pour une fois, prévenez vos forbans, il s’agit d’encre et de papiers ! Quel étrange cortège ils font, lui, Pâris et ses disciplinaires * 4 , ce 19 novembre 1904. Telle une armée d’errants, leur troupe se dirige lentement vers le bas quartier, jonché de limon et de décombres. À deux pas de chez Isabelle, c’était la place du marché investie, aux heures heureuses, par la foule bigarrée des marchands et des troupeaux. Mais aujourd’hui, ils traversent les ténèbres. Plus un habitant à des centaines de mètres à la ronde ; de la boue mêlée de pierres jusqu’à l’horizon. Deux pièces seulement pour cette maison des plus rudimentaires dont le toit s’est en partie affaissé. À l’intérieur, la boue, à peine séchée à la surface, regorge de débris. Il faut donc éviter d’y enfoncer les pieds trop brutalement. Chaque mouvement compte. Chaque pas. Comme projeté dans un film au ralenti, les fortes têtes pénètrent l’antre. Sous l’œil sévère de leur lieutenant, avec la précision de chirurgiens, ils extraient un à un les morceaux de bois, de détritus, d’objets brisés. Tout travail doit faire l’objet de la plus stricte attention… Les doigts doivent devenir gracieux, légers. Les corps aériens. Ici, ce n’est pas le sang qu’on réclame mais la très douce sensation de la feuille roulée, peut-être pliée voire déchirée dans le magma de la boue. Les voilà donc, les terreurs de la société, empêtrés dans la vase et s’acharnant à retrouver ce qui se révélera parmi les plus belles pages de notre littérature. C’est qu’ils l’aimaient, leur Si Mahmoud ! Alors, jour après jour, on y retourne, traversant le même pont de fortune, la même ville fantôme, et l’on s’y colle parce qu’à force, ça vire à l’obsession, cette histoire de manuscrit. Quand, toutefois, cela fait six jours qu’on n’a rien trouvé d’autre qu’un simple carnet de notes, hélas fort abîmé, on commence à perdre espoir. Enfin le 27 novembre 1904, c’est le triomphe ! Après huit jours à piétiner dans les vases, le précieux manuscrit du Sud-Oranais est retrouvé. Les hommes se passent les pages maculées de boue comme on se passerait le Graal. Quelques mois plus tard, Dans l’ombre chaude de l’islam * 5 est publié. Lyautey, ému, reçoit deux exemplaires. « Nous nous étions bien compris, cette pauvre Mahmoud et moi, et je garde toujours le souvenir exquis de nos causeries du soir. Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire. Trouver quelqu’un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, de toute inféodation, de tout cliché, et qui passe à travers la vie aussi libéré de tout que l’oiseau dans l’espace, quel régal ! Je l’aimais pour ce qu’elle était et pour ce qu’elle n’était pas. J’aimais ce prodigieux tempérament d’artiste, et aussi tout ce qui en elle faisait tressauter les notaires, les caporaux, les mandarins de tout poil ! Pauvre Mahmoud 8 ! » Grâce à un général, un lieutenant et une bande de disciplinaires anonymes, une œuvre est sauvée. Mais, à travers ces pages, c’est beaucoup plus qu’un morceau de littérature qui nous est offert, c’est le témoignage d’une âme formidablement libre. Celui d’une jeune fille de la noblesse russe qui est allée jusqu’à embrasser l’islam et devenir un cavalier arabe dans l’extrême Sud algérien. Le chemin d’une jeunesse époustouflante qui, à travers un regard hors norme et une soif de vérité à toute épreuve, a voulu, jusqu’au bout, tout connaître de soi, tout apprendre de l’autre, tout découvrir du monde, quitte à être haïe et rejetée. Une quête absolue qui a fait exploser tous les tabous. Une vie essentielle. D’audace et d’amour. *1. Oued Sefra : rivière Safran (nom dû à la couleur jaune de ses eaux). *2. Fantasia : parade équestre en usage dans les festivités arabes. *3. Marabout : guide spirituel. *4. Disciplinaires : soldats condamnés par la juridiction militaire qui purgent leur peine au sein d’une unité spéciale. *5. Dans l’ombre chaude de l’islam, Paris, Fasquelle, 1905. CHAPITRE PREMIER « Une jeune fille de bonne famille, un moujik et un général » Difficile de comprendre la destinée d’Isabelle Eberhardt sans évoquer la vie de sa mère, Natalia de Moerder, née Eberhardt, à Saint-Pétersbourg, en l’an 1838. Son père, Nicolaï Eberhardt, conseiller de collège, meurt, laissant derrière lui une veuve qui se remarie avec le baron de Korff. C’est lui, l’homme fortuné de haute noblesse, qui éduque la petite Natalia. À l’époque, l’ouverture d’esprit générée par l’ancienne tsarine, Catherine II, n’est plus de mise. Nicolas Ier règne en autocrate absolu sur une Russie qu’il isole du monde afin de la protéger du libéralisme occidental. En 1825, la révolte des décembristes * 1 renforce ses convictions antiprogressistes : plus aucun Russe ne peut quitter l’empire sans son autorisation, les étrangers en visite sont étroitement surveillés. La presse est censurée, les livres étrangers interceptés aux frontières. À l’université, l’enseignement de la philosophie, de l’histoire et du droit est supprimé. Les artistes sont protégés à la seule condition de chanter ses louanges. La petite Natalia grandit dans cette atmosphère de repli où les conversations ne tournent qu’autour de la personne du tsar, des fêtes somptueuses données en l’honneur de telle princesse, de faits de guerre de tel jeune prince… Plus les révolutions grondent en Europe, plus l’aristocratie russe s’agrippe à son rêve. Voici donc Natalia, pensive dans son salon, imaginant ce beau jeune homme, prince peut-être, qui bientôt la choisira pour épouse. Elle a vingt ans. C’est une jeune fille très douce, assez effacée, aux grands yeux gris rêveurs. Du haut de son mètre cinquante-cinq, elle se fait bien peu remarquer tant elle est discrète. Son beau-père lui a enfin trouvé un excellent parti, cependant il va falloir faire vite car le futur mari a déjà soixante et un ans. Il s’agit du sénateur Pavel Karlovitch de Moerder, veuf et père de trois enfants, qui cherche d’urgence à se remarier. Soixante et un ans, un vieillard ! Mais Natalia, résignée, obéit. Nous sommes en 1858. Le tsar Nicolas Ier vient de uploads/Geographie/ ebook-tiffany-tavernier-isabelle-eberhardt.pdf

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