Feraoun/Camus : regards croisés sur l’Algérie Ambassade de France en Russie Sec

Feraoun/Camus : regards croisés sur l’Algérie Ambassade de France en Russie Secteur éducatif et linguistique Extrait du Fils du Pauvre (Mouloud Feraoun, 1950) Dans cet extrait de récit autobiographique, le narrateur raconte le départ du père du héros pour la France. Celui-ci est en effet obligé de quitter sa famille, qu’il laisse en Algérie, pour travailler dans la métropole. Le soir qui précéda le départ, aucun de ses enfants ne s'en doutait. Mais le hasard voulut que Fouroulou se réveillât pendant la nuit. Son père ne dormait pas. Il priait dans l'obscurité. Il priait à haute voix, demandant à la Providence d'avoir pitié de lui, de venir à son aide, d'écarter les obstacles de sa route, de ne pas l'abandonner. Puis, dans un élan désespéré, il l'implorait de veiller sur ses enfants. Dans le silence de la nuit, le ton était grave et profond. Chaque demande était suivie d'une confession émouvante. Ramdane dépeignait son embarras, sa misère. Il sembla à Fouroulou qu'une présence surnaturelle planait au-dessus d'eux et entendait tout. Il était perplexe. Il lui suffisait d'étendre son bras pour toucher son père, car il dormait toujours à côté de lui. Pourtant, il retint sa respiration et ne bougea pas. Il se demandait ce qui arrivait. La douleur de son père lui serrait la gorge et des larmes se mirent à couler silencieusement sur ses joues. Tant que dura la prière, il ne put fermer l'œil. Il essaya de découvrir le nouveau tourment de la famille. Ne trouvant rien, il se dit que peut-être tous les pères prient ainsi en secret, lorsque leur famille a beaucoup d'ennuis – ce qui était le cas des Menrad, il le savait très bien. Alors, il joignit de tout son cœur sa prière à celle de son père et s'endormit sans savoir comment. Le lendemain matin se levant le dernier, comme d'habitude, il trouva sa mère et ses sœurs tout en pleurs. Le père était parti à l'aube, et, pour ne pas accroître son chagrin, il avait préféré partir à l'insu de tous sans embrasser personne. Il venait de renvoyer à un ami sa gandoura1 et son burnous2. Il partait dans la veste et le pantalon français que lui avait donnés un cousin et qu'on l'avait vu rapiécer avec application la semaine précédente. Fouroulou se rappela ce qu'il avait entendu au milieu de la nuit. Sa mère, avec un pauvre sourire, lui dit qu'elle avait entendu, elle aussi. Elle manifesta une satisfaction visible en constatant que son fils n'avait pas dormi. Les filles furent un peu honteuses de leur mauvaise conduite. Elles n'aimaient donc pas leur père, puisqu'elles n'avaient pu se réveiller ? - Non ! pensa Fouroulou. Cela démontre simplement que ma mère ne peut compter sur elles, mais qu'elle peut compter sur moi pendant l'absence de mon père. Cette réflexion l'empêcha de pleurer comme ses sœurs. Il les consola un peu et partit pour l'école. Seulement, de temps en temps, quelque chose se contractait dans son ventre, dans sa poitrine et semblait grimper dans sa gorge. Vingt-deux jours après, la première lettre arriva. Elle avait été remise par l'amin. Personne n'osa l'ouvrir avant quatre heures, en l'absence de Fouroulou qui était en classe. Il prit le message des mains de Baya et embrassa l'enveloppe. Tous l'entouraient. Son petit frère Dadar le tirait par sa gandoura et lui disait : « Vite, montre-moi mon père. » Il hésitait. Il était au cours moyen, mais une lettre, c'est difficile, il faut expliquer. Pour plus de sûreté, il décida d'appeler un ancien qui avait quitté l'école avec le certificat. Le savant ne se fit pas prier. Il vint, ouvrit la lettre d'une main sûre et se mit à traduire. Au fur et à mesure qu'il lisait et traduisait, Fouroulou se rendait compte qu'il pouvait en faire autant. Ses yeux brillaient de joie. Il n'y avait qu'une expression qui pouvait l'embarrasser : « il ne faut pas vous faire de mauvais sang ». Le père est « en bonne santé », il « espère » que ses enfants se trouveront « de même ». Il travaille, il ne tardera pas à envoyer un peu d'argent. Il demande à ses enfants d'être sages, d'obéir à leur mère. Il ne faut pas mener la chèvre dans le champ d'oliviers où il y a de jeunes greffes ; il ne faut pas négliger de suspendre au bon moment des dokkars3 aux figuiers. La lettre est pleine de recommandations. Il donne ses ordres exactement comme s'il était là. Mouloud Feraoun, Le Fils du Pauvre, IIe partie, chap. 2, 1950 1 La gandoura est une tunique longue sans manches et sans capuchon d'origine berbère, portée au Maghreb. 2 Le burnous est un manteau en laine long avec une capuche pointue et sans manche d’origine berbères. 3 Figues mâles suspendues dans les figuiers femelles au moment de la pollinisation. uploads/Geographie/ feraoun-texte.pdf

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