Pierre Grimal L'enceinte servienne dans l'histoire urbaine de Rome In: Mélanges

Pierre Grimal L'enceinte servienne dans l'histoire urbaine de Rome In: Mélanges d'archéologie et d'histoire T. 71, 1959. pp. 43-64. Citer ce document / Cite this document : Grimal Pierre. L'enceinte servienne dans l'histoire urbaine de Rome. In: Mélanges d'archéologie et d'histoire T. 71, 1959. pp. 43-64. doi : 10.3406/mefr.1959.7442 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-4874_1959_num_71_1_7442 L'ENCEINTE SERVÏENNE DANS L'HISTOIRE URBAINE DE ROME1 M. Pierre Grimal Ancien membre de l'École Après tant d'études, aussi diverses, dont a fait l'objet l'enceinte de la Rome républicaine, il peut sembler vain de reprendre un thème sur lequel nous n'avons, malheureusement, à apporter aucun fait nouveau. Notre excuse sera que les problèmes de topo graphie romaine sont si inextricablement liés les uns aux autres que toute découverte en ce domaine, toute recherche, même en apparence éloignée, entraînent des conséquences inattendues et incitent à réviser des conceptions que l'on croyait définitivement acquises. La reprise, selon une méthode rigoureuse, des fouilles au Forum et sur le Palatin, les analyses magistrales de savants comme S. M. Puglisi ou E. Gjerstad, les recherches de G. Lugli sur la Technique urbanistique, qui permettent maintes comparaisons aisées avec d'autres cités de l'Italie archaïque, toute l'activité des archéologues romains, en ces dernières années, rendent inévitable une réflexion critique. On sait l'importance que revêt l'enceinte servienne pour notre connaissance des siècles obscurs de Rome, qui s'étendent entre 1 Cet article est le développement d'une conférence que M. Jean Bayet, directeur de l'École française de Rome, a bien voulu nous appeler à prononcer au Palais Farnese, le 12 mars 1958. Qu'il veuille bien trouver ici l'expression de notre reconnaissance. 44 P. GRIMAL le viiie et le ive — de la fondation jusqu'à l'invasion gauloise. Ce mur, attribué au roi Servius Tullius, et, par conséquent, reporté par la tradition au milieu du vie siècle avant J.-C, constitue un document, un témoignage d'une signification exceptionnelle. Mais encore faut-il mesurer exactement la portée de ce témoignage : il est évident que si, comme on l'a prétendu, cette enceinte ne saurait être antérieure à l'invasion gauloise, les conclusions qu'elle permet revêtent une moindre portée. Admettons même que l'on puisse prouver que l'enceinte servienne, sous sa première forme, remonte bien au vie siècle avant notre ère, il n'en restera pas moins à se demander la signification de cette enceinte, les rapports qu'elle soutient avec l'agglomération contemporaine, son rôle dans la vie de la cité, et, pour cela, il convient sans doute de s'i nterroger sur la notion même de Ville au regard des Romains. Cicéron, qui avait, lui aussi, réfléchi sur la formation des villes, écrivait : « (les premiers groupements humains) commencèrent par s'établir sur un site déterminé pour y demeurer; après avoir entouré ce site d'une protection à l'aide des accidents naturels et de travaux, ils donnèrent au groupement de maisons ainsi obtenu le nom d'oppidum ou d' Vrbs, une fois qu'on y eut réservé des espaces pour des sanctuaires et des terrains d'usage commun » *. Ainsi, aux yeux de Cicéron, une ville est essentiellement un habitat fortifié, dans lequel sont ménagés des espaces libres réservés aux deux fonctions sociales par excellence : le culte des dieux et la rencontre des citoyens, pour le commerce, les activités judiciaires et politiques, et aussi, sans aucun doute, le simple loisir. Il distingue soigneusement la simple agglomération, l'enceinte fortifiée, qui s'appuie sur le terrain et profite des facilités naturelles 1 Cic, De Rep., I, 26 : Hi coetus igitur... sedem primum certo loco domiciliorum causa constituerunt ; quant cum locis manuque saepsissent, eiusmodi coniunctionem tectorum oppidum uel urbem appellauerunt, delu- bris distinctam spatiisque communibus. l'enceinte servienne dans l'histoire de rome 45 de défense, et la ville (urbs), qui est, elle, d'un autre ordre : pas plus que la juxtaposition des teda et des aedificia ne suffit à former un oppidum, la fortification ne suffit à faire la ville. Celle-ci n'apparaît qu'avec une organisation politique et religieuse, indé pendante, en droit, de la défense militaire. Quelques années plus tard, Varron, dans un texte demeuré célèbre, écrivait à son tour : « On fondait alors en Latium beaucoup de bourgs (oppida), selon le rite étrusque, c'est-à-dire qu'avec un attelage de bovins — un taureau et une vache, celle-ci à l'intérieur — on traçait un sillon à la charrue tout autour..., de telle façon que l'on se trouvât défendu par un fossé et un mur. L'endroit d'où l'on avait enlevé la terre recevait le nom de fossé, et la terre rejetée à l'intérieur, celui de mur. Derrière la ligne fermée ainsi obtenue était le commencement de la ville. Et, comme cette ligne se trou vait derrière le mur, on l'appelait pomerium ; c'est la limite extrême des auspices urbains. Des cippes pomériaux se dressent autour d'Aricie et aussi autour de Rome. C'est pourquoi les bourgs qui avaient primitivement été entourés d'un sillon à la charrue s'appelaient villes, mot venant de orbis et uruum. C'est pourquoi toutes nos colonies, dans les anciens textes, portent le titre d' Vrbes, parce qu'elles ont été fondées de la même façon que Rome, et c'est pour cela que les colonies sont fondées comme Villes, parce qu'elles sont placées à l'intérieur d'un pomerium * ». Ce témoignage de Varron, au demeurant assez obscur, vient 1 Varrò, l. l.,Y, 143 : Oppida condebant in Latio Etrusco ritu multi, id est iunctis bobus, tauro et uacca inferiore, aratro circumagebant sulcum, ... ut fossa et muro essent muniti. Terram unde exculpserant fossam uocabant et introrsum iactam murum. Post ea, qui fiebat orbis, urbis principium. Qui, quod erat post murum, post moerium dictum, eo usque auspicia urbana finiuntur. Cippi pomeri stant et circum Ariciam et circum Romam. Quare et oppida quae prius erant circumdata aratro ab orbe et uruo urbes ; ideo coloniae nostrae omnes in litteris antiquis scribuntur urbes, quod item conditae ut Roma, et ideo coloniae et urbes conduntur quod intra pomerium ponuntur. 46 P. GRIMAL compléter celui de Cicéron, à condition de ne pas lui prêter ce qu'il ne dit pas. Le rite « étrusque » du sillon ne concerne null ement l'enceinte militaire réelle ; il n'est qu'un symbole, de valeur purement religieuse. Nous en avons la preuve à Rome même : l'enceinte servienne, dont nul ne saurait nier qu'elle ne soit une enceinte défensive, est indépendante du pomerium, puisque, jusqu'au temps de l'empereur Claude, l'Aventin, compris à l'inté rieur de l'enceinte militaire, se trouvait extra pomerium. O. Richter a déjà vu, autrefois *, que le rite dont parle Varron ne prétend pas amorcer la construction d'un uallum réel, màis simplement tracer une enceinte symbolique, valable du seul point de vue religieux. Ce texte de Varron ne lie pas le mur réel et le tracé augurai, au contraire, il les distingue en droit et les sépare en fait. En revanche, ce même texte lie indissolublement la notion de Ville ( Vrbs) et celle de pomerium. Varron considère, et certainement à juste titre, que toute bourgade défendue militairement (oppidum) ou tout établissement fondé par deductio de colons (colonia) n'a pas droit, automatiquement, au titre a1 Vrbs. Il faut, pour cela, qu'il y ait eu constitution d'un pomerium — acte religieux, ma gique, si l'on préfère, qui définit un templum urbain. Seules les colonies de type militaire, où l'enceinte défensive et la limite pomériale coïncident méritent, ipso facto, le nom d'urbes. Mais ce type, illustré et popularisé par Timgad, n'est nullement primitif. On sait depuis longtemps, en effet, que les colonies antérieures aux guerres puniques étaient établies selon un plan tout autre que géométrique et « orienté », comme on s'y attendrait si le rite du sillon avait pour but de délimiter le contour matériel de la ville. Ces colonies, implantées sur une acropole, étaient protégées par une enceinte irrégulière : ainsi Cosa, Norba, Segni2, ainsi, 1 O. Richter, in Hermes, XX (1885), p. 429, n. 1. 2 Ce fait a été récemment mis en lumière à propos de Cosa par F. Έ. Brown, Cosa, in Mem. Amer. Acad. in Rome, XX (1951). l'enceinte servienne dans l'histoire de rome 47 encore, Alba Fucens, que nous révèlent des fouilles récentes1. L'enceinte pomériale ne peut alors, dans ces conditions, avoir été établie qu'autour de la partie centrale de la cité, à l'endroit où se dessine le damier régulier des decumani et des cardines. Plus tard, lorsque les colons romains s'installeront en plaine, comme à Ostie, et construiront des cités dérivées du camp légionnaire, enceinte militaire et limite pomériale pourront sans difficulté se confondre, mais c'est là un stade ultérieur, et qui répond à des conditions bien différentes de celles dans lesquelles s'est implan tée la Rome « servienne » — même si l'on accepte pour celle-ci la date la plus basse possible, c'est-à-dire le début du ive siècle avant J.-C. Ainsi, dès l'origine, il semble bien que la notion de limite pomér iale soit indépendante à la fois de celle d'enceinte fortifiée et aussi — conclusion qui n'est pas moins importante — de celle d'agglomération. Le vocabulaire conserve les traces de cette conception : à la notion de ville défendue répond le terme àïoppi- dum ; celui uploads/Geographie/ grimal-1959-l-x27-enceinte-servienne-dans-l-x27-histoire-urbaine-de-rome.pdf

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