La géographie comme science. Quand faire école cède le pas au pluralisme1 Olivi
La géographie comme science. Quand faire école cède le pas au pluralisme1 Olivier Orain Les représentations ordinaires de ce qu’est la géographie illustrent à merveille la distinction que l’on peut faire entre une science et un savoir. D’un côté, les mathématiques, les sciences naturelles (au sens large), la sociologie, l’histoire, etc., donnent le sentiment de puiser leurs matériaux dans une activité de recherche réglée par un objet (ou domaine cognitif) propre. Celui- ci leur confère une légitimité en quelque sorte intrinsèque. De l’autre, la géographie apparaît comme forcément agrégative : adonnée à des thèmes ou à des contrées, elle paraît rassembler des matériaux hétérogènes qui constituent une connaissance plus ou moins encyclopédique du sujet étudié. Au reste, lorsqu’ils sont consultés comme experts par les médias ou diverses institutions, l’appartenance disciplinaire des géographes est souvent gommée, du moins minorée. Untel est spécialiste du commerce mondial du blé, telle autre n’ignore rien du tourisme de masse, un troisième est une « mine » sur la Russie, tandis que l’on consultera telle autre pour sa maîtrise des risques volcaniques en Sicile. Cette connaissance du dossier, bâtie sur une érudition sans failles, est largement appréciée ; mais ponctuellement, rarement ès-qualités, c’est-à-dire en relation avec une idée précise du geste ou de la posture qui constituerait la science géographique. Les contenus scolaires et les magazines grand public (Géo, National Geographic), voire même certaines revues destinées à une audience cultivée (Hérodote), ont largement contribué à la perpétuation de cette représentation. Le lectorat de ces publications confirme au demeurant un intérêt persistant pour le devisement2 du monde, devenu populaire au milieu du XIXe siècle en étroite relation avec l’aventure coloniale. Le monde se présente en fragments kaléidoscopiques, découpé en contrées et en activités, décliné en images, cartes et textes. Le principe même des revues facilite un traitement sous forme de dossier. Ainsi, à des degrés divers, chaque numéro épuise telle ou telle facette, telle ou telle pièce de la mosaïque terrestre. Dans le cas d’Hérodote, se superpose un projet explicatif qui n’a rien d’unitaire : historiens, politologues, géographes spécialisés, etc., apportent des éclairages divers et non nécessairement coordonnés, qui confèrent au sujet général une trame feuilletée. Laquelle correspond assez correctement à la représentation standard des savoirs géographiques. Malgré de gros efforts de réforme depuis une trentaine d’années, la géographie scolaire demeure de son côté ce réceptacle où l’on étudie les climats du monde et les techniques sidérurgiques, le paysage de bocage et les sociétés de capitalisation japonaises, les techniques de transbordement portuaire et les diverses sortes de volcans... Il serait facile (et sans doute un peu schématique) de mettre à plat des dizaines de ces « fiches » qui jalonnent le parcours de l’élève, se répètent parfois, conférant à la discipline une bonne partie de son image tout à la fois technique, « concrète » et encyclopédique. C’est que, malgré toutes les tentatives pour infuser les avancées de la recherche la plus « spécifique », la discipline est demeurée dans l’enseignement une forme démultipliée d’éducation « citoyenne » s’appuyant sur une forme régulièrement modernisée de la leçon de choses qui avait cours avant 1968. Sous réserve d’autres interprétations de l’utilité sociale et 1 Version « longue » du chapitre III de ROBIC, M.-C., dir., Couvrir le monde. Un grand XXe siècle de géographie française, Paris, Ministère des affaires étrangères, Association pour la diffusion de la pensée française (ADPF), paru fin février 2006. 2 Terme que l’on pourrait traduire aujourd’hui par « description exhaustive », en sachant qu’un tel objectif est soumis aux possibilités de connaissance du moment. O. Orain, « La géographie comme science. Quand faire école cède le pas au pluralisme » 2 institutionnelle de la géographie, on pourrait faire l’hypothèse que le système scolaire se satisfait assez bien de la présence d’un enseignement non spécifique, cumulatif davantage que progressif, où sont amassées diverses pièces hétérogènes d’une culture matérielle que nulle autre discipline ne saurait prendre en charge. Cette fonction de « culture générale » ne permet pas d’embrasser l’ensemble des contenus et pratiques qui sont inculqués sous la bannière de la géographie, mais elle est sans doute emblématique d’une certaine demande institutionnelle, voire sociale, qui perdure et fait perdurer une matière qui peine, depuis les années 1970, à justifier pour elle-même sa pertinence scolaire3 autrement qu’à des fins de préservation de la communauté des géographes (si on supprimait l’enseignement, la discipline pourrait fermer boutique). Confronté à cette représentation somme toute inconfortable, le spécialiste des discours et pratiques de la géographie savante, épistémologue parmi d’autres, peut adopter deux attitudes : il peut insister sur la coupure entre la discipline universitaire et ses vulgarisations, afin de sauver (si tel est son propos) la légitimité scientifique de la première ; il peut à l’inverse insister sur la complexité de la relation entre les élaborations savantes et les productions vulgaires, qui se sont influencées réciproquement, dans un jeu subtil d’adhésions et de prises de distance. Auquel cas, il pourrait être amené à ne pas négliger ce qu’il peut y avoir d’encyclopédique dans la géographie universitaire, au risque de voir s’effondrer toute perspective de pouvoir cerner l’identité épistémologique de cette dernière. Car tel est sans doute le plus grand problème, la question harassante : peut-on invoquer ou reconstruire une identité épistémologique de la géographie ? La communauté qui endosse ce label en France est loin de partager une attitude homogène sur la question. Nombreux sont ceux qui professent une attitude agnostique4, arguant que les « vrais problèmes du monde » sont ailleurs. D’autres se sont forgé une position qui leur paraît d’autant plus personnelle qu’elle est en fait diffuse et largement diffusée. « Être géographe, c’est faire des cartes », entend-on souvent, comme si un ensemble de savoir-faire techniques pouvait tenir lieu de discours spécifique sur un aspect du monde. « Être géographe, c’est avoir le sens du concret », entend-on également, comme s’il y avait là un critère de démarcation remarquable, et de surcroît épistémologiquement pertinent : toute discipline référant à des phénomènes empiriques a forcément une dimension « concrète » ; quand à prétendre fonder une science sur cette base, c’est à la fois antiscientifique (par le refus de l’abstraction) et indéfinissable (car comment circonscrire les limites du concret dont on prétend partir ?). Bien d’autres maximes circulent, plus ou moins voisines, plus ou moins cousines, qui ont toutes l’inconvénient d’évacuer les enjeux de connaissance au bénéfice d’une définition technicienne ou tribunicienne (le géographe, au contact des « choses » ou des « gens », parle pour eux et non sur eux, il est « d’en bas »5 contre les discours « d’en haut », précisément ceux de la science en chaire...). Ces raccourcis standard que la profession affectionne ont la vie dure : ils étaient déjà largement répandus dans les années 1960 et ont fait plus que résister aux vagues de changement qu’a connus la géographie française depuis les années 1970. Ils sont un sujet de spéculation pour l’épistémologue, lorsque celui-ci, endossant la position de l’ethnographe, s’emploie à décrire les représentations partagées. Mais ils ne peuvent constituer pour lui une base 3 Au demeurant, certains géographes universitaires (et non des moindres), comme Philippe Pinchemel, ont pu considérer que l’enseignement scolaire de la discipline lui faisait du tort... 4 Un agnostique est une personne réfractaire aux dogmes religieux, qui sont œuvre humaine. Par extension, le terme est utilisé dans ce chapitre pour désigner une attitude consistant à dédaigner toute quête d’une identité disciplinaire de la géographie. 5 Typique à ce propos serait la position de Christian Sautter dans « La géographie en question », L’Espace géographique, XIV, 1985, n° 1, p. 59-64. O. Orain, « La géographie comme science. Quand faire école cède le pas au pluralisme » 3 satisfaisante quand il se confronte à l’archive savante6 et essaye précisément d’explorer les voies qui s’ouvrent à lui lorsqu’il s’interroge sur l’identité épistémologique de la géographie. L’objectif de ce chapitre est de prendre au sérieux l’idée de la géographie comme science. Mais sa visée est moins de justifier l’unité ou l’existence de la discipline universitaire que d’exposer les diverses formes de rationalisation qui ont accompagné les développements de celle- ci depuis qu’elle a droit de cité dans le champ académique, soit en gros depuis la fin du XIXe siècle. Plus précisément, il s’agit de confronter discours identitaires et pratiques savantes, non pour les confirmer ou les confondre, mais pour rendre intelligibles dans leur diversité les efforts cognitifs, parfois convergents, parfois divergents, d’une communauté savante. 1. Les joies d’une École Durant sept à huit décennies, la géographie universitaire française s’est confondue avec ce que l’on appelle communément « École française de géographie », encore qualifiée de « classique » ou de « vidalienne », par référence à son fondateur supposé, Paul Vidal de la Blache. Confusément, les valeurs, méthodes, tentatives de définition, etc., qui ont été développées par les représentants de la dite école continuent largement à nourrir les représentations non savantes de la discipline, alors même que le paradigme classique7 — qu’il est important de situer — a depuis uploads/Geographie/ la-geographie-comme-science-o-orain.pdf
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- Publié le Jan 07, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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