Civilisation pharaonique : archéologie, philologie, histoire M. Nicolas GRIMAL,

Civilisation pharaonique : archéologie, philologie, histoire M. Nicolas GRIMAL, professeur COURS ET SÉMINAIRE : Les Égyptiens et la géographie du monde On a poursuivi cette année l’étude des toponymes du temple de Soleb. L’ana- lyse de la partie centrale de la travée nord a permis, par comparaison avec les listes contemporaines et celles portées sur les fûts des travées latérales, d’établir les principes de géographie politique suivis par les décorateurs de la salle hypos- tyle du temple d’Amenhotep III. L’examen du seul bandeau de suscription partiellement conservé pour cette travée, celui de la colonne N1, a été, de ce point de vue, riche d’enseignements. Le peu qui y figure encore fait, en effet, mention de « ce qu’enserre Ouadj- our » (âref ouadj-our). Les exemples d’emploi du verbe âref dans des contextes analogues, en particulier dans les légendes de la chapelle Rouge d’Hatshepsout, ont permis de mettre en évidence la notion de secteur, de zone géographique. Ces études de parallèles ont fourni ainsi l’occasion d’examiner à nouveau les dossiers d’emploi de Kem-our et Ouadj-our, ouverts par Claude Vandersleyen, à la suite d’Alessandra Nibbi 1. La cartographie que l’on a pu établir à partir de la colonne N1 présente une caractéristique, voulue par sa position dans le monument lui-même. On a constaté, en effet, que la disposition des colonnes de la salle hypostyle reproduit en trois dimensions l’organisation du monde qu’elle présente, en suivant une hiérarchie qui correspond à l’organisation liturgique du temple : les colonnes bordant la travée centrale constituent, en quelque sorte, les « têtes de chapitres », et sont commandées par la première de chaque série (N1 et S1). Les colonnes 1. « OUADJ-OUR ne signifie pas « mer » : qu’on se le dise ! », Göttinger Miszellen 103 (1986), p. 75- 80 ; ID., « Le sens de Ouadj-Our (ouadj-our) », dans S. SCHOSKE (éd.), Akten des vierten internationalen A ¨gyptologen Kongresses München 1985, Studien zur Altägyptische Kultur Beihefte 4 (1991), p. 345- 352 ; ID., Ouadj our. Un autre aspect de la vallée du Nil, Bruxelles, 1999 ; K.A. KITCHEN, Discussion in Egyptology 46 (2000), p. 123-138 ; Cl. VANDERSLEYEN, « Encore Ouadj our », Discussion in Egypto- logy 47 (2000), p 95-109. NICOLAS GRIMAL 714 des travées latérales constituent un développement par zones ou par régions. Les deux premières jouent donc un rôle essentiel, la colonne N1 donnant un panorama des pays qui sont au nord de Soleb, et la colonne S1, de ceux qui sont au sud. Car c’est bien le sens de âref, comme le montrent les inscriptions d’Hatshepsout, image circulaire, reprise et soulignée par la métaphore céleste de ce qu’encercle le cours du soleil (shenenet itn). L’exemple de Soleb incite à considérer la question de Ouadj-our sous un angle un peu différent de celui adopté par Claude Vandersleyen. La valeur métony- mique, en effet, reconnue pour des termes comme Kem-our, semble s’appliquer globalement à toutes ces appellations, dont on voit bien qu’elles ne sont pas spécialisées dans une désignation topographique locale. Bien au contraire, les exemples tirés de la géographie religieuse montrent que ces désignations revien- nent à appliquer une grille de lecture, qui permet de replacer les réalités locales dans le contexte universel dont elles sont censées être la résonance. Il est alors logique que, à Soleb, c’est-à-dire à peu de distance au nord de la 3e cataracte, on applique de façon générique, un terme marquant l’appartenance de tous ces peuples à un ensemble qui rend compte de leur position géographique par rapport au lieu où se trouve l’observateur. Et ce caractère qu’ils ont tous en commun par rapport à ce lieu, c’est d’être au nord. Du point de vue d’un Égyptien, en effet, l’orientation se fait d’Est en Ouest, logiquement en fonction de la course du soleil. Pour ce qui est du Sud et du Nord, les deux références sont, pour le Sud, le Nil, et, pour le Nord, la mer. Celle-ci est conçue, tout au long de l’histoire pharaonique, du moins jusqu’à la conquête d’Alexandre, comme une fin, un espace indéterminé et, surtout, pour ce qui concerne la façade méditerranéenne, impraticable. Cet argument, que Claude Vandersleyen développe dans son étude pour décrédibiliser l’idée que ouad-our puisse désigner la mer, joue au contraire en sens inverse. D’ailleurs, aujourd’hui encore, et sur le fonds du même environnement géogra- phique contraignant de cette vallée qui emprisonne l’homme, on désigne le Nord, en arabe, par le terme « bahari », c’est-à-dire littéralement « marin » : parce que le Nord, c’est la mer. Quand un paysan parle du « deir el-Bahari », il ne pense pas plus à la mer qu’à la reine Hatshepsout. Il se situe par rapport à un point cardinal qui n’a pas, pour les Égyptiens d’hier comme pour ceux d’aujourd’hui, la même réalité que pour nous, habitués que nous sommes à l’idée de Nord, accessible et perceptible dans notre monde. S’il en est bien ainsi, il est évident que vouloir démontrer à toute force que Ouadj-our est la mer ou le Nil est un faux problème. Il est clair que le terme s’applique dans des contextes où ce qui est important n’est pas l’élément liquide supposé, mais simplement la position de l’observateur. Si l’on reprend dans cette optique les quelque 400 attestations étudiées par Claude Vandersleyen, on s’aperçoit que cette lecture convient à tous les emplois, réels ou métaphoriques du terme. Sans compter les fois où Ouadj-our désigne effectivement la mer, CIVILISATION PHARAONIQUE : ARCHÉOLOGIE, PHILOLOGIE, HISTOIRE 715 comme en arabe « bahr », ce que confirment la traduction qu’en donnaient les Grecs, marins par excellence : « thalassa ». On a étudié, à partir de là, la séquence des colonnes nord, en tentant de respecter leur organisation liturgique, de façon à retrouver les niveaux dans lesquels sont placés les peuples étrangers, l’hypothèse de travail reposant sur une hiérarchie de l’axe central vers les travées latérales. On a ainsi analysé les colonnes N5 et N9, puis les séries N2 à N4, N6 à N8 et N10 à N12. Cette démarche présente également un avantage très trivial : les colonnes centrales sont mieux conservées que les colonnes latérales. Le premier des États énumérés sur la colonne N5 est Sngr, la Babylonie, qui apparaît pour la première fois comme tributaire de l’Égypte dans les Annales de Touthmôsis III 2, juste avant Assur (?) et les Hittites. Elle ne figure toutefois pas alors dans les diverses listes de pays « soumis », pas plus qu’elle n’y figure sous Amenhotep II. Elle n’y figure de façon régulière que sous Amenhotep III, dont on sait, par un scarabée de la collection Petrie, qu’il se présentait comme « le conquérant de la Babylonie » 3 : à Soleb et Kôm el-Heitan, et ce dans des séquences comparables, puisque, ici comme là, Sngr précède le Naharina. La première mention réelle de Sngr dans une liste est celle que porte le char de Thoutmosis IV, dans une série plaçant Sngr derrière le Naharina et avant Tounip, les Shosou, Qadesh et Takhsy. La combinaison de ces documents et des sources diplomatiques amarniennes postérieures semble confirmer l’interprétation tradi- tionnellement reçue de Sngr pour désigner la Babylonie 4. Non « Babylone », qui apparaît sur la colonne N6, en deuxième position, après un toponyme malheureu- sement perdu, confirmant ainsi la transcription de la hiérarchie géopolitique de l’époque d’Amenhotep III dans le jeu des travées latérales de la salle hypostyle de son temple. Cette hiérarchie est confirmée par la disposition de ces mêmes peuples sur les socles de Kôm el-Heitan. Quelques aspects des données concernant le dossier de la Babylonie méritent d’être brièvement évoqués ici 5, afin de mettre en lumière la valeur historique et cartographique probable de ces listes. Amenhotep III a, en effet, jugé la « conquête » de la Babylonie suffisamment importante pour en faire l’une de ses épithètes à l’occasion d’une émission de scarabées commémoratifs. Nous avons, d’un autre côté, la chance de posséder une documentation continue des relations entre Égypte et Babylonie depuis Thoutmosis III, et, en particulier, deux listes 2. An 33, huitième campagne, menée au-delà de l’Euphrate : Annales V 27 = Urk. IV 700.17, pour un tribut composé de diverses qualités de turquoise. 3. A.H. GARDINER, Ancient Egyptian Onomastica I 211* ; Elmar EDEL, Die Ortsnamenlisten aus dem Totentempel Amenophis III., Bonner Biblische Beiträge, (1966), p. 2 (commentaire à AN d01), avec références. 4. Contra Claude VANDERSLEYEN, L’Égypte et la vallée du Nil, II, De la fin de l’Ancien Empire à la fin du Nouvel Empire, Nouvelle Clio, PUF, Paris, 1995, p. 229-230 ; 352-353. 5. Le détail de l’argumentation concernant ces questions est développé dans Soleb VI, sous presse à l’Institut français d’archéologie orientale. NICOLAS GRIMAL 716 pour les deux règnes successifs de Thoutmosis IV et d’Amenhotep III. L’en- semble encourage à tenter de décrire l’évolution des relations politico-militaires entre les deux pays. Une relation « tributaire » d’abord, sous Thoutmosis III, dont il est difficile d’établir avec certitude si elle repose sur une réelle soumission. C’est toute l’ambiguïté de l’emploi uploads/Geographie/ grimal-civilisation-pharaonique-archeologie-philologie-histoire.pdf

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