1 CE BON MONSIEUR SOURCE Nouvelle inédite par L. Rauzier-Fontayne 1954- 1955 M.
1 CE BON MONSIEUR SOURCE Nouvelle inédite par L. Rauzier-Fontayne 1954- 1955 M. Source ferma soigneusement à clef la porte de son appartement, descendit dans la rue et s'éloigna, une légère valise à la main. Il ne laissait personne derrière lui, car il était veuf et ses deux fils vivaient dans de lointaines colonies. M. Source partait en voyage. Oh ! un tout petit voyage et point du tout d'agrément. Il entreprenait simplement une de ses tournées habituelles dans la région, autour de la grande ville qu'il habitait... une tournée d'accordeur de pianos, métier qu'il exerçait depuis de longues années, si bien que, dans les villages, les bourgs, les châteaux où il 2 avait coutume de se rendre, on le connaissait depuis deux générations, on le considérait comme un vieil ami et l'on accueillait son arrivée avec un réel plaisir. « Voilà ce bon M. Source », disait-on, quand surgissait ce petit homme trapu, au visage rosé et bienveillant, à la grosse moustache grise et aux yeux d'enfant, si bleus... si bleus... A la campagne où les distractions sont rares, les portes s'ouvraient toutes grandes devant l'accordeur. On aimait bavarder avec lui, s'enquérir des nouvelles de la grande ville, lui raconter les événements survenus au village depuis son dernier passage, et l'on riait beaucoup, parce que M. Source aimait la plaisanterie et cultivait le calembour. Pour l'amour de M. Source, on supportait stoïquement la monotone, l'énervante et mélancolique antienne qu'égrenaient, sous ses doigts experts, les pianos ouverts, béants et montrant toutes leurs cordes et toutes leurs chevilles. A l'heure des repas, personne n'eût voulu laisser M. Source aller déjeuner ou dîner à l'auberge ; il s'asseyait à la table de ses clients, couchait, le soir, sous leur toit et, lorsqu'il repartait, ayant rabattu le couvercle de l'instrument parfaitement juste, on lui répétait partout : « A l'année prochaine, M. Source ; on vous attend !» M. Source aimait son métier et, lorsqu'il entreprenait un de ses voyages, il lui semblait vraiment qu'il s'en allait faire une tournée de famille. Ce jour-là, avant de quitter la ville, M. Source devait accorder le piano d'une école maternelle située dans un quartier misérable. Cela ne l'amusait pas beaucoup, car il connaissait bien ce piano, « une vieille casserole », disait-il, et il connaissait aussi la maîtresse du lieu : « une insupportable chipie », disait-il encore. A la pensée de revoir son visage grognon, son pullover informe et d'entendre :ses remarques désagréables, M. Source ralentissait le pas. Il finit pourtant par atteindre, dans une rue étroite et sombre, l'école dont la porte ouverte laissait apercevoir une cour si exiguë, entre de hautes murailles lépreuses, qu'elle faisait plutôt penser à un puits. De l'une des deux classes, au fond de la cour, venaient des voix d'enfants et les sons d'un piano si1 terriblement faux, que M. Source fit la grimace, avec l'impression de mordre à belles dents dans un citron. 3 Mai revient, tout brille aux deux, Tout chante sur fa ter...er...re ! hurlaient les écoliers. M. Source haussa les épaules. Pauvres gosses ! Pas un d'entre eux, sans doute, ne savait ce qu'est vraiment le mois de mai. Se doutait-on seulement de l'arrivée du printemps, dans leur sinistre quartier ? On n'y voyait ni verdure, ni fleurs, et l'on n'y respirait qu'une affreuse odeur de ruisseau croupissant, de crasse et de misère. « Allons, courage ! » pensa l'accordeur. Et, délibérément, il ouvrit la porte de la classe. Le chant des enfants cessa brusquement et la maîtresse s'avança vers lui. — Pardon.. Je ne me trompe pas ? C'est bien ici que... fit M. Source, décontenancé. — Mais oui, monsieur, c'est ici, répondit une voix fraîche. L'institutrice avait changé... en mieux, en beaucoup mieux! M. Source voyait une jeune fille souriante, un peu frêle, qui fixait sur lui le regard de ses yeux pers, immenses et clairs, entre leurs cils foncés. Très moderne, la petite « jardinière d'enfants » avec ses cheveux tondus très court, encadrant le visage de mèches inégales, ses souliers « ballerine » un peu usés, sa modeste robe d'été rayée de rouge et de blanc, comme on en voyait tant cette année-là ! M. Source retint un sourire en pensant à l'ancienne maîtresse au pullover sans forme ni couleur et demanda : — C'est un peu tôt, peut-être ? Vous avez encore besoin du piano ? — Non, non, nous terminions ; les enfants vont partir et vous pourrez travailler tranquillement. Elle frappa dans ses mains et cria, pour dominer le vacarme qui grandissait dans la classe : — Allons ! Allons ! Sortez sans vous bousculer. Quarante petits « Poulbot » se précipitèrent vers la porte sans tenir aucun compte de cette recommandation. Quelques-uns d'entre eux crièrent : — Au revoir, mademoiselle Denise ! Mlle Denise courut vers eux : 4 — Doucement ! Doucement ! Tiens, Julou, ton panier que tu oublies... Marie, mouche donc ta petite sœur... Mais tu n'es pas fou, Pierrot, de gifler Gaston comme ça ! Qu'est-ce qu'il t'a fait ? La jeune fille allait de l'un à l'autre, séparait les querelleurs, guidait les plus petits jusque dans la rue, les protégeant contre la bousculade, boutonnait un tablier, nouait hâtivement le lacet d'une chaussure éculée. Lorsque tous les enfants furent sortis, son agitation cessa brusquement. Elle poussa un grand soupir, revint lentement vers le piano et s'assit sans mot dire, les mains abandonnées avec lassitude dans les plis de sa robe, la tête un peu penchée. M. Source avait ouvert l'instrument, sorti de sa trousse son diapason et sa clef, et, comme il le faisait toujours avant de se mettre au travail, il jouait doucement de grands accords arpégés qui, malgré la fausseté du piano, paraissaient pleins de douceur et d'harmonie, après les cris stridents des enfants. Mais il avait suivi toute la scène de la sortie et, lorsqu'il vit la petite jardinière lasse et pâlotte assise près de lui, il demanda doucement : — C'est fatigant, n'est-ce pas ? Elle haussa les épaules : — Ce qui est surtout fatigant, dit-elle, c'est de pouvoir faire si peu pour £es petits. C'est de les renvoyer au ruisseau, aux taudis, aux mauvais traitements, et dans des milieux souvent infects ! Et le plus terrible, c'est que l'année scolaire va finir... Trois mois de congé... Trois mois pendant lesquels il me faut abandonner complètement mes gosses ! — Ne vont-ils pas dans des colonies de vacances ? demanda M. Source. — Quelques-uns seulement, les privilégiés. Mais il y a les parias, les laissés pour compte, qui ne verront ni un arbre, ni une fleur, ni un bout de ciel plus grand que l'étroite bande qu'on aperçoit entre les maisons de leur rue. M. Source hocha la tête, tout en continuant à effleurer le clavier de ses mains courtes et grassouillettes. La jeune fille leva vers lui ses immenses prunelles claires, mais elle ne le voyait pas... (A qui donc ressemblait-elle ? Ah ! oui, à Leslie Caron, la jeune vedette de cinéma : mêmes yeux, même grande bouche sensible, mêmes cheveux très courts...) 5 — J'ai souvent fait un rêve, continuait-elle ; je rêvais que je partais en vacances avec dix de mes petits, dix seulement : les plus misérables, les plus vilains, les plus sales, les plus insupportables... et les plus malheureux, que je m'installais avec eux en pleine campagne, et que je leur faisais découvrir les prés, les bois, les rivières, les animaux. Alors, au bon air, en plein soleil, ils se transformaient, ils prenaient des forces et des couleurs... (« Et toi aussi, ma petite, tu aurais besoin de prendre des forces et des couleurs », pensa M. Source.) — Mais naturellement, c'est un rêve impossible à réaliser, conclut Denise ; il faudrait de l'argent, beaucoup d'argent. — Et puis, peut-être votre famille ne vous laisserait-elle pas partir ainsi, remarqua l'accordeur. — Oh ! ma famille, je n'en ai guère : juste une tante chez qui je vis et qui se moque éperdument de mes faits et gestes. Non, ce n'est pas ma tante qui m'empêcherait... La jeune fille s'interrompit soudain, se leva et fit avec étonnement : — Je me demande pourquoi je vous raconte tout cela ? — Sans doute, parce que ça fait du bien, parfois, de « déballer » ses soucis, dit M. Source. Elle eut un sourire très jeune : — Oui, c'est vrai, cela fait du bien. Allons ! Je bavarde et je vous empêche de travailler. Je vous laisse. Au revoir, monsieur. La femme de ménage qui balaie la classe à côté fermera l'école quand vous aurez fini. Elle s'éloigna, légère, ravissante, dans sa simple robe de coton et M. Source, sa clef en mains, fit résonner dans le silence une interminable succession de sons, jusqu'à ce que, des tierces aux octaves, tous les intervalles satisfassent parfaitement son oreille exigeante. II M. Source déjeuna rapidement « Chez Ma-rius » dont il appréciait la cuisine provençale et la jovialité. Le car de deux heures, qui devait uploads/Geographie/ ib-fontayne-lucie-rauzier-ce-bon-monsieur-source-nouvelle-1954-1955.pdf
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- Publié le Jul 25, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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