APOLOGIE POUR L'INSURRECTION ALGÉRIENNE Jaime Semprun "Il me semblerait plus sa

APOLOGIE POUR L'INSURRECTION ALGÉRIENNE Jaime Semprun "Il me semblerait plus satisfaisant, pour ma part, puisqu'il s'agit d'hommes qui se sont illustrés par des actes, qu'on ne les honorât qu'avec des actes […]. Il est difficile en effet de trouver pour les célébrer les mots justes, quand la réalité des faits n'est pas toujours admise sans peine. L'auditeur bien informé et favorablement prévenu risque, étant donné ce qu'il attend et ce qu'il sait, d'être déçu par ce qu'il entend. Et celui qui n'est pas au courant pourrait bien par jalousie, soupçonner quelque exagération, là où on lui parle d'actions qui dépassent ses possibilités. L'éloge des actions d'autrui n'est supportable que dans la mesure où l'on se croit soi-même capable de faire ce qu'on entend louer. Une action dépasse-t-elle nos forces, des lors l'envie engendre le scepticisme." Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse. I Quevedo a dit des Espagnols "Ils ne surent pas être des historiens, mais ils en méritèrent." Cela est resté vrai de leur révolution de 1936 l'histoire en a été écrite par d'autres. Il est trop tôt pour écrire l'histoire de l'insurrection qui a commencé au printemps 2001 en Algérie, mais il n'est pas trop tard pour la défendre  ; c'est-à-dire pour s'attaquer à l'épaisse indifférence, bouffie d'inconscience historique, dont elle est en France l'objet. Pour illustrer la grandeur et la portée de ce soulèvement, il suffira de relater les actes des insurgés et de citer leurs déclarations. Rapprochés selon leur signification la plus universelle et la plus vraie, les faits dessinent d'eux-mêmes un tableau dont se dégage une terrible moralité : la dignité, l'intelligence et le courage des insurgés algériens accablent l'abjection dans laquelle survivent les habitants des pays modernes, leur apathie, leurs mesquines inquiétudes et leurs sordides espérances. C'est au cri de "Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts!" que pendant plusieurs semaines les jeunes émeutiers se sont battus contre les forces de police et la gendarmerie. Réduits l'état de morts-vivants par la société algérienne, ils savaient qu'il leur fallait la détruire pour commencer de vivre. ("Nous répondrons au néant par l'anéantissement de ses géniteurs", déclarait en juillet l'un d'eux.) à partir du 21 avril, principale ment en Kabylie, mais aussi à partir du 10 juin à Khenchela (dans les Aurès), du 11 à Skikda (au nord de Constantine) et du 16 dans tout l'est du pays (à Oum El Bouaghi, Batna, Tébessa, Biskra, El Tarf, etc.), ils ont dressé: des barricades, coupé des routes, pris d'assaut des gendarmeries et des commissariats; ils ont attaqué un siège de préfecture (à Tébessa, alors que deux ministres se trouvaient à l'intérieur), incendié ou saccagé nombre de tribunaux (aux Ouacifs le palais de justice, tout juste terminé, a été réduit en cendres), des recettes des impôts, des postes et des locaux de sociétés publiques, des sièges de partis politiques (au moins trente-deux), des banques, des bureaux de la Sécurité sociale, des parcs communaux, etc. La liste est forcément incomplète, et serait-elle complète qu'elle ne donnerait encore qu'une faible idée de l'ampleur du mouvement. Mais on voit tout de même que les insurgés avaient entrepris de nettoyer le terrain de toutes les "expressions matérielles de l'état". (Il fallait la civique bêtise du Monde diplomatique pour blâmer suavement les émeutiers de parachever ainsi la dégradation du "service public" et se demander Si, ce faisant, "la foule des laissés-pour-compte" ne participait pas "à son propre affaiblissement".) Quand les peuples reviennent de la soumission, rien n'est plus supporté de ce qui était jusque-là ordinaire. C'est, après tant d'autres assassinats commis impunément par les policiers et les militaires, celui d'un lycéen de Béni Douala, le 18 avril, qui a provoqué trois jours plus tard les premières émeutes. à Amizour, près de Béjaïa, la population se soulève le 22 après l'arrestation arbitraire de trois lycéens. à Khenchela, le 10 juin, un sous-officier qui parade au volant d'une "grosse cylindrée" interpelle de façon méprisante une jeune femme. Pris à partie par les jeunes du quartier accourus pour la défendre, il s'exclame : "Mais qu'est-ce qui vous prend aujourd'hui?", et s'entend répondre: "Plus rien n'est pareil." Il est rossé, son véhicule détruit. Une heure plus tard, il revient avec une trentaine de soldats en civil, armés de fusils d'assaut. Après une bataille rangée, les militaires doivent se replier, mais l'émeute gagne toute la ville : des barricades sont dressées, la mairie, le siège des impôts, celui de la Sonelgaz, la préfecture et deux "grandes surfaces" sont saccagés au cri de: "C'est ainsi que font les Chaouis!" La ville entière est dévastée. Et quand l'ordinaire de l'oppression n'est plus supporté, c'est l'extraordinaire qui devient normal. Pendant ces semaines, ces mois, il ne s'est guère écoulé de jour sans que soit attaquée ou harcelée une brigade de gendarmerie; et le plus souvent plusieurs. Les casernes ont été assiégées, un véritable blocus imposé aux gendarmes, les contraignant à des raids de pillage pour se ravitailler. Ceux qui acceptaient d'avoir avec eux la moindre relation, fût-elle simplement commerciale, ont été boycottés, mis en quarantaine et punis. Des hôtels ont ainsi été incendiés, de même que des villas, des cafés, des restaurants, des magasins, pris pour cible parce qu'ils appartenaient à des prévaricateurs ou affairistes divers. Si les destructions furent nombreuses, les pillages proprement dits semblent avoir été assez rares. Ainsi, par exemple, à Kherrata le 23 mai, les importants stocks de marchandises découverts au domicile d'un ex-officier de la gendarmerie furent immédiatement brûlés sur place. Chacun exprimant ses griefs, c'est à propos de logement, d'eau, de nuisances industrielles, d'accaparements de toutes sortes que les corrompus ont été systématiquement désignés à la vindicte publique et traités en canailles. Pour commencer à s'attaquer aux problèmes vitaux que pose à tous le délabrement du pays, il fallait bien sûr s'attaquer d'abord à ceux qui empêchent de les prendre en charge. La population réglant ainsi ses comptes avec les responsables qu'elle avait sous la main, ce furent surtout les maires qui en subirent les effets. Mais au-delà de ces escarmouches, c'était le projet d'une complète expropriation des expropriateurs qui prenait forme. Encore marquée par certaines ambiguïtés qui allaient bientôt être levées par la rupture avec les syndicalistes, une déclaration du comité populaire de la wilaya (préfecture) de Béjaïa affirmait le 7 juillet à l'adresse du pouvoir  : "Vos gendarmes, symboles de la corruption, ne servent qu'à tuer, à réprimer et à trafiquer. C'est pour cela qu'ils doivent partir immédiatement. Quant à notre sécurité, nos valeureux comités de vigilance s'en occupent à merveille: ils sont notre fierté." Elle poursuivait en rappelant que les problèmes des citoyens "sont pris en charge par nos délégués de quartiers, de villages et des délégués syndicaux qui fonctionnent dans une assemblée appelée comité populaire. N'est-ce pas cela la démocratie directe?" L'insurrection, ou du moins son organisation la plus avancée, est restée principalement cantonnée à la Kabylie. Il faut cependant parler d'une insurrection algérienne, car les insurgés kabyles eux-mêmes n'ont eu de cesse de l'affirmer telle, de chercher à l'étendre et de refuser le déguisement berbériste que voulaient leur faire endosser leurs ennemis comme leurs faux amis. Il est bien inutile de s'interroger, à la façon d'une "commission d'enquête" gouvernementale ou de journalistes en mal de déclamations moralisantes, sur la part qu'aurait eue dans le déclenchement des émeutes une activité provocatrice particulière de la gendarmerie; comme si l'existence de l'état algérien et de sa répression sanglante n'était pas une provocation permanente  ; et comme si la population avait besoin de justifications spéciales pour se soulever. Les insurgés ont repris le terme de hogra par lequel les Algériens désignent l'arbitraire du pouvoir, les privilèges et la corruption, le mépris dont ils sont l'objet. S'en prendre à la hogra, c'était en réalité s'en prendre à l'état lui-même. Que resterait-il d'un état sans privilèges ni corruption, auquel seraient interdits l'arbitraire et le mépris? En Algérie presque rien, encore moins que partout ailleurs le seul service public qui ait jamais réellement marché dans ce pays  ; depuis quarante ans, c'est la torture, complétée par l'assassinat politique. Tout en conspirant l'un contre l'autre pour s'approprier le pouvoir et la rente pétrolière à laquelle il donnait accès, les gangs étatiques n'ont à aucun moment cessé de conspirer ensemble contre le peuple. Comme le déclarait un de ces décideurs après la répression des émeutes d'octobre 1988: "Pendant trente ans, nous avons pu nous déchirer; nous mettre des couteaux dans le dos. Mais nous prenions soin de ne jamais abandonner un dirigeant exclu, ne serait-ce qu'en continuant à lui rendre visite. Car nous étions unis par une certitude: nos enfants devaient nous succéder. Nous savions que le jour où cette loi serait rompue, cela en serait fini pour nous tous, car la rue, elle, ne se contenterait pas d'une tête, mais les exigerait toutes." (Propos cités par José Garçon dans sa préface au livre de Djallal Malti, La Nouvelle Guerre d'Algérie, 1999.) A travers tant d'épurations, de liquidations, de manipulations, tant de négociations "où chacun gardait sa mitraillette sous son paletot", d'exécutions discrètes uploads/Geographie/ jaime-semprun-apologie-pour-l-x27-insurrection-algerienne-2001.pdf

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