Khaoula Taleb-Ibrahimi, « L’Algérie : coexistence et concurrence des langues »,

Khaoula Taleb-Ibrahimi, « L’Algérie : coexistence et concurrence des langues », colloque Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne, 20-22 juin 2006, Lyon, ENS LSH, 2007 Le paysage linguistique de l’Algérie, produit de son histoire et de sa géographie, est caractérisé par la coexistence de plusieurs variétés langagières - du substrat berbère aux différentes langues étrangères qui l’ont plus ou moins marquée en passant par la langue arabe, vecteur de l’islamisation et de l’arabisation de l’Afrique du Nord. Cette coexistence est dynamique dans les pratiques et les conduites des locuteurs qui adaptent cette diversité à leurs besoins expressifs mais elle est houleuse, fluctuante et parfois conflictuelle, dans le champ symbolique et culturel traversé par des rapports de domination et de stigmatisation linguistique aggravés par les effets d’une politique unanimiste, volontariste et centralisatrice qui exacerbe les enjeux d’une problématique identitaire fortement malmenée par les vicissitudes de l’histoire. La société algérienne est une société plurilingue Le plurilinguisme, en Algérie, s’organise autour de trois sphères langagières. La sphère arabophone Elle est la plus étendue par le nombre de locuteurs mais aussi par l’espace qu’elle occupe. En Algérie mais aussi dans le monde arabe, elle aurait tendance à se structurer dans un continuum de registres - variétés langagières - qui s’échelonnent du registre le plus normé au moins normé, en premier lieu vient l’arabe fusha (classique)[1], puis l’arabe standard ou moderne, véritable langue d’intercommunication entre tous les pays arabophones, ensuite ce que nous appelons le « dialecte des cultivés » ou l’arabe parlé par les personnes scolarisées, enfin le registre dont l’acquisition et l’usage sont les plus spontanés, ce que l’on nomme communément les dialectes ou parlers qui se distribuent dans tous les pays en variantes locales et régionales. Cette répartition permet de distinguer, en Algérie, les parlers ruraux des parlers citadins - en particulier ceux d’Alger, Constantine, Jijel, Nedroma et Tlemcen - et de voir se dessiner quatre grandes régions dialectales : l’Est autour de Constantine ; l’Algérois et son arrière- pays ; l’Oranie puis le Sud, de l’Atlas Saharien aux confins du Hoggar, qui connaît lui-même une grande diversité dialectale d’Est en Ouest. Ces dialectes constituent la langue maternelle de la majorité des Algériens et sont le véhicule d’une culture populaire riche et variée. Par leur étonnante vitalité, les parlers algériens témoignent d’une formidable résistance face à la stigmatisation et au rejet que véhiculent à leur égard les normes culturelles dominantes. À l’heure actuelle, nous initions avec nos étudiants de post-graduation des travaux visant à réaliser des monographies de ces parlers[2]. Par ailleurs, nous assistons à un renouveau des études en culture populaire qui tendent à sortir du ghetto de la folklorisation, des laboratoires de recherche sont créés afin de réhabiliter le patrimoine culturel algérien dans toute sa diversité. Dans le même temps l’Algérie tente de promouvoir la langue arabe dans sa version standard - langue de l’école, des médias, de la production intellectuelle - en se dotant d’institutions telles que le Haut conseil de la langue arabe (HCLA) en 1998 et l’Académie algérienne de la langue arabe créée en 1986. Il semble que le bilan de ces deux institutions ne soit des plus probants en matière de promotion de la langue arabe[3] d’autant plus que la question n’est pas particulière à notre pays, elle concerne tous les pays arabes. En réalité, la recherche en langue arabe et/ou sur la langue arabe à l’échelle panarabe, sinon à l’échelle de chaque pays, reste à entreprendre. Elle est malheureusement tributaire des fluctuations politiques et de l’incapacité des Arabes à transcender leurs désaccords et à penser leur union. En attendant, les problèmes de l’adaptation de l’arabe et sa modernisation sont toujours d’une actualité aiguë. Si la question de la graphie n’est plus pertinente depuis le recours à la publication assistée par ordinateur, celle de la création néologique et de la terminologie scientifique, sinon l’adaptation du lexique arabe à la vie moderne, demeure inextricable. En revanche, la polémique sur la réforme et la simplification de la grammaire trahit une grande confusion entre grammaire scientifique et grammaire pédagogique. Mais s’il est vrai qu’une langue peut bénéficier des travaux des spécialistes, elle est, également, amenée à évoluer de par l’utilisation qu’en font ses usagers dans tous les secteurs de la vie et de son implication dans le mouvement de production des idées et du sens. Et c’est justement dans ce domaine que le déficit est encore trop élevé si nous considérons la part infime qu’occupe la production intellectuelle arabe dans le monde[4]. Par ailleurs, il faudrait que les spécialistes de langue arabe (linguistes, lexicologues, lexicographes, etc.) se libèrent des réflexes de purisme et de normativité extrêmes pour mener une réflexion hardie sur la manière d’aborder les problèmes de leur langue pour en faire un outil efficace pour le développement et la modernisation de leurs sociétés. La sphère berbérophone Elle est constituée par les dialectes berbères actuels, prolongement des plus anciennes variétés connues dans le Maghreb, ou plutôt dans l’aire berbérophone qui s’étend en Afrique de l’Égypte au Maroc et de l’Algérie au Niger. Ces parlers amazighs comme on les dénomme maintenant, constituent le plus vieux substrat linguistique de cette région et sont, de ce fait, la langue maternelle d’une partie de la population. Nous ne sommes, malheureusement, pas en mesure d’avancer des chiffres précis sur le nombre de locuteurs berbérophones tant ceux déjà publiés ont été contestés et surtout en raison de l’absence de statistiques récentes et fiables[5]. Au-delà des chiffres, le plus important à nos yeux est d’intégrer ces parlers dans le paysage sociolinguistique algérien au même titre que les parlers arabes auxquels ils sont apparentés puisqu’ils appartiennent à la même famille chamito-sémitique. Face à l’islamisation et à l’arabisation du Maghreb, ces parlers ont reculé et se sont réfugiés dans les contrées au relief et à l’accès difficile : Aurès, Djurdjura (Kabylie), Gouraya, Hoggar et Mzab ainsi que quelques îlots disséminés ici et là dans le pays. À cette extension géographique répond une diversité étonnante et parfois préjudiciable à l’intercompréhension. Les principaux parlers amazighs algériens sont le kabyle ou taqbylit (Kabylie), le chaoui ou tachaouit (Aurès), le mzabi (Mzab) et le targui ou tamachek des Touaregs du grand Sud (Hoggar et Tassili). Minoritaires par le nombre des locuteurs, confinés à un usage strictement oral, ces dialectes, bien que vecteurs d’une tradition vivace et très ancienne, n’ont été soumis que tardivement à des tentatives de codification et d’uniformisation - avec peut-être à la clé, la création d’une variété normée, standardisée, le tamazight ; mais ils ont été, depuis toujours, victimes d’une domination et d’une marginalisation certaines que la scolarisation massive et les progrès de l’arabisation ont encore accentuées ces dernières années. Toutefois, depuis les années 1970, nous assistons à des tentatives de revalorisation de ces parlers et de la culture berbère associées à la revendication - tantôt larvée, tantôt violente - de la reconnaissance de la spécificité berbère. Depuis les événements du Printemps berbère de 1980, la création du Mouvement culturel berbère (MCB) et la répression féroce de toute expression de la diversité algérienne - et, en réalité de toute expression libre -, la revendication culturaliste s’est nourrie du déficit démocratique du pouvoir algérien et a maintenu la pression matérialisée au cours de l’année scolaire 1994-1995 par le boycott de l’école qui a trouvé son dénouement par la décision prise en mai 1995 en faveur de l’introduction du tamazight à l’école et la création du Haut conseil à l’amazighité. Le pouvoir algérien semblait avoir obtenu un peu de répit, les écoliers kabyles reprirent le chemin de l’école même si, par ailleurs, et à l’épreuve des faits, l’entreprise se révéla beaucoup plus difficile que prévue, les maîtres qualifiés manquaient alors que les outils didactiques faisaient cruellement défaut, et que, se posait avec une acuité remarquable le problème de la norme à enseigner alors même que cette sphère linguistique connaît une diversité dialectale très peu décrite par les spécialistes. Un pas était franchi dans la reconnaissance du fait berbère par l’inscription dans le préambule de la Constitution algérienne du triptyque, base et fondement de l’identité algérienne à savoir l’islamité, l’arabité et l’amazighité. Mais la question restait en suspens, le caractère national du tamazight n’étant pas consacré par le texte fondamental du pays. Elle va ressurgir d’une manière dramatique au cours des événements du Printemps noir, en avril 2001, au cours desquels plus d’une centaine de jeunes ont été victimes de la répression d’un pouvoir peu enclin à céder à la fronde d’une région rebelle mais peut-être aussi manipulée par des courants partitifs tapis dans l’ombre. Après une année de troubles qui ont anéanti les espoirs de développement de la région pour des années, après des sessions de dialogues « avortés » butant sur des présupposés et des malentendus apparemment irréductibles, le pouvoir lâche du lest en reconnaissant lors d’une session exceptionnelle des deux chambres du parlement algérien, le caractère national du tamazight, le 8 avril 2002, en amendant l’article 3 de la Constitution algérienne. C’est une énorme injustice qui est réparée, une situation de fait est, uploads/Geographie/ khaoula-taleb.pdf

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