L’AGIR HUMAIN SUR LE CLIMAT ET LA NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE, XVII

L’AGIR HUMAIN SUR LE CLIMAT ET LA NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE, XVIIE-XVIIIE SIÈCLES Jean-Baptiste Fressoz, Fabien Locher Belin | « Revue d’histoire moderne & contemporaine » 2015/1 n° 62-1 | pages 48 à 78 ISSN 0048-8003 ISBN 9782701194882 DOI 10.3917/rhmc.621.0048 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et- contemporaine-2015-1-page-48.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Dans un texte intitulé le « climat de l’histoire »1, cet auteur expliquait que le grand partage entre « histoire des sociétés » et « histoire de la nature » s’était construit à l’époque moderne, en prenant pour acquises les limites de l’agir humain sur les structures naturelles. L’humanité ayant récemment pris conscience de sa force géologique, il serait devenu impératif de repenser et de dépasser ce hiatus périmé. La discipline historique est ainsi questionnée à partir d’un nouveau « récit des origines » fondé sur le grand partage entre temps de la nature et temps des sociétés, entre grands phénomènes naturels et domaine de l’agir anthropique. Un grand partage qui aurait fondé nos visions savantes du passé, et dont nous commencerions à peine à nous affranchir. Cette prise de position et la grande audience dont elle a bénéficié ont motivé notre enquête. Elles nous ont amenés à répondre à Chakrabarty2, initiant une recherche au long cours dont nous livrons ici les premiers résultats. Celle-ci vise à analyser la place que le changement climatique a occupée comme mobile pour la pensée, l’action, le gouvernement des êtres et des choses, dans les sociétés française et européenne depuis l’époque moderne3. 1. Dipesh Chakrabarty, « Le climat de l’histoire : quatre thèses », Revue internationale des livres et des idées, 15, 2010, p. 22-31 ; Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, 2013. 2. J.-B. Fressoz, Fabien Locher, « Modernity’s frail climate. A climate history of environmental reflexivity », Critical Inquiry, 38-3, 2012, p. 579-598 (version préliminaire en français : « Le climat fragile de la modernité. Petite histoire climatique de la réflexivité environnementale », La vie des idées, 20 avril 2010 : www.laviedesidees.fr/Le-climat-fragile-de-la-modernite.html). 3. Les auteurs remercient Simon Schaffer et Jean-François Gauvin pour leurs remarques et suggestions. F. Locher remercie aussi le programme Dibner Fellowship de la Huntington Library pour son soutien. Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine 62-1, janvier-mars 2015 © Belin | Téléchargé le 07/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.126.103.38) © Belin | Téléchargé le 07/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.126.103.38) NAISSANCE DE LA CLIMATOLOGIE HISTORIQUE 49 Elle révèle que les notions d’historicité climatique et d’agir humain sur le climat se sont imposées peu à peu, au fil des xviie et xviiie siècles, par la sédimentation et la mise en résonance de discours profanes et savants, tou- chant notamment à la viabilité et au devenir des colonies nord-américaines. La philosophie naturelle s’empare très tôt de ces questions : dès 1671, l’une de ses figures de proue, Robert Boyle, exhorte à quantifier les changements climatiques pour mesurer l’influence de l’action humaine. Au xviiie siècle, le terme même de climat, qui renvoyait d’abord à une caractérisation purement géométrique et cosmographique4, se transforme pour désigner le caractère d’un lieu, où humidité, température et constitution de l’air jouent un rôle essentiel. Ce processus va de pair avec une objectivation croissante de la notion, tributaire de l’essor de la météorologie instrumentale, mais aussi de celui de nouvelles pratiques savantes centrées sur l’étude de l’évolution historique des climats. Dès la décennie 1770, pour tenter de retracer leur histoire, les savants étudient une grande variété d’indicateurs : accroissement des glaciers, séries d’événements extrêmes, variation des étagements de la végétation ou du niveau des rivières. Ils tentent de faire fonctionner des thermomètres vieux de plusieurs décennies et de comparer des données anciennes aux mesures contemporaines ; ils étudient les auteurs latins ou les chroniques médiévales relatant les grands hivers ; ils interrogent les vieillards. C’est ainsi qu’émergent des méthodes d’enquête comme la climatologie historique et, au début du siècle suivant, des théories comme celle des âges glaciaires. Elles viennent alimenter, dans ces décennies de bouleversements historiques, un premier ensemble de débats et de savoirs sur le changement climatique, structuré autour de ques- tionnements sur les cycles de l’eau, l’impact de la déforestation et des grands processus géologiques et astronomiques sur le climat. Or ce n’est pas le partage, mais la concordance des temps qui structure ces discussions intenses sur la nature, le rythme et les causes des transforma- tions climatiques – et la part à attribuer à l’activité humaine. Se nouent ici la temporalité, immédiate, des sécheresses et des grands hivers qui agissent sur les récoltes, les épidémies, la vie urbaine ; celle, plus longue, du propriétaire et de l’administrateur qui souhaitent anticiper le rendement futur d’une vigne ou d’une forêt ; celle des colons qui cherchent à penser – et à promouvoir – de nouvelles sociétés, de l’autre côté de l’Atlantique. Les interrogations sur l’agir climatique humain, les savoirs de l’historicité climatique ont une histoire longue, que notre ambition est de restituer pour majorer la capacité de l’histoire à faire face, dans ses propres termes, aux défis que la crise environnementale lance aux sciences sociales. Notre volonté est aussi, ce faisant, d’infléchir l’historiographie sur le questionnement climatique à l’époque moderne. Depuis quelques années, une nouvelle génération de travaux est venue enrichir notre connaissance de 4. Comme la bande que découpent, sur le globe, deux lignes de latitude. © Belin | Téléchargé le 07/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.126.103.38) © Belin | Téléchargé le 07/10/2022 sur www.cairn.info (IP: 88.126.103.38) 50 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE la place que la mutabilité climatique a occupée, au cours de cette période, dans la réflexivité environnementale des sociétés5. Ces apports opèrent un dépassement des thèses, influentes, de l’historien britannique Richard Grove. Celui-ci avait identifié les colonies insulaires françaises et anglaises du xviiie siècle comme le creuset d’une proto-conscience écologique, influente au siècle suivant au sein des Empires, et fonctionnant autour de l’idée d’un impact de la déforestation sur le climat6. Grove insiste en particulier sur la dimension supposément séminale des écrits et des actions de conservation de Pierre Poivre, intendant de l’île de France (actuelle île Maurice) dans les années 1760. Pourtant, une enquête approfondie révèle que ses prises de position sur le changement climatique sont extrêmement laconiques, quelques lignes au total dans ses œuvres7. De plus, elles ne sont pour ainsi dire jamais mobilisées dans les débats pléthoriques sur le changement climatique de la fin du xviiie et du début du xixe siècle8. En outre, l’idée d’une dégradation climatique suscitée par l’action humaine, loin d’être exclusive aux mondes insulaires coloniaux, peut être identifiée dès le xviie siècle sur des terrains européens9. En 1685, l’astronome Geminiano Montanari étudie par exemple l’effet néfaste des défrichements sur le régime des vents dans la région de Venise10. Pour toutes ces raisons, il paraît aujourd’hui important de découpler la question du changement climatique de celle des « origines » de l’environnementalisme – une notion en elle-même problématique11 – et plus encore de la référence exclusive aux colonies insulaires de l’époque moderne. 5. J.-B. Fressoz, F. Locher, « Modernity’s frail climate… », art. cit. ; James R. Fleming, Vladi- mir Jankovic (éd.), Osiris, 26-1, 2011 : numéro spécial « Klima » ; Jan Golinski, British Weather and the Climate of Enlightenment, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2007, p. 170-202 ; Fredrik Albritton Jonsson, Enlightenment’s Frontier : the Scottish Highlands and the Origins of Envi- ronmentalism, New Haven, Yale University Press, 2013 ; Grégory Quenet, « Protéger le jardin d’Eden » [postface], in Richard Grove, Les îles du Paradis. L’invention de l’écologie aux colonies. 1660-1854 [1993], Paris, La Découverte, 2013, p. 77-120. Ceci ne doit pas minorer les apports essentiels de Jean Ehrard, L’idée de nature en France dans la première moitié du xviiie siècle, Paris, SEVPEN, 1963, vol. 2, et Clarence J. Glacken, Traces on the Rhodian Shore. Nature and Culture in Western Thought from Ancient Time to the End of the uploads/Geographie/ l-x27-agir-humain-sur-le-climat.pdf

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