Laurent Coumel, Cristobal Dupouy L’Université Lumumba à Moscou dans les années

Laurent Coumel, Cristobal Dupouy L’Université Lumumba à Moscou dans les années 1960 : l’échec d’un pôle de contestation institutionnel L’URSS de la période khrouchtchévienne est une puissance ambiguë qui conjugue la ligne de la « coexistence pacifique » avec l’Ouest, avec le maintien d’un discours de messianisme révolutionnaire qu’elle réoriente en direction du Tiers monde, notamment à destination du mouvement naissant de l’« afro-asiatisme », puis du non-alignement . La pénétration idéologique dans les nouveaux espaces de la rivalité Est-Ouest prend des formes variées. A l’heure des révolutions nationales qui font disparaître les empires coloniaux, et parfois entament la zone d’influence états-unienne (Cuba en 1959, qui reste néanmoins une exception pour l’Amérique latine, continent qui n’est pas vraiment tenté ne serait-ce que par le non-alignement), le pouvoir soviétique a cherché à mettre en avant le prestige de son modèle social, culturel, éducatif, pour gagner de nouveaux partisans et soutiens dans ces pays parfois très jeunes ou en train de naître. Dans ces conditions, peut-on voir dans la création en 1960 de l’Université de l’Amitié des Peuples (désormais désignée par son sigle russe : UDN), établissement réservé aux jeunes des pays « faiblement développés », selon l’expression d’alors, une dynamique de contestation, au sens de remise en cause du caractère inéluctable d’un ordre existant ou d’une autorité ? Après avoir vu en quoi l’UDN ou Université Patrice Lumumba (elle a porté le nom du leader congolais assassiné de 1961 à 1992 ) répond plus qu’elle ne participe au contexte de décolonisation et d’émergence du Tiers monde comme acteur international, et surtout comme client des grandes puissances, nous verrons comment l’évolution de son recrutement d’une part, l’organisation de la vie des étudiants d’autre part, illustrent en réalité un renoncement de la part des autorités soviétiques à en faire un pôle de contestation. i. Genèse de l’UDN : la main tendue aux mouvements de libération nationale La jeunesse du Tiers-monde, enjeu de la nouvelle politique soviétique après 1956 Après les premiers accords d’envoi d’étudiants, passés avec des pays issus de la décolonisation ayant une orientation socialiste (le Vietnam Nord en 1955), la genèse de l’UDN remonte véritablement autour de 1957. Cette année-là, l’URSS tend la main à plusieurs organisations de jeunesse d’Asie et d’Afrique lors de la préparation du Festival mondial de la jeunesse et des étudiants, prévu à Moscou pendant l’été1 Dès le mois d’avril, pour la première fois à notre connaissance, il est question d’inviter une délégation d’étudiants africains à Moscou (pour rencontrer des responsables du Komsomol, l’organisation des jeunesses communistes d’URSS)2, alors qu’au même moment, de jeunes ressortissants du Tiers-monde foulent le sol soviétique en se rendant à Kiev au 4ème Congrès de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique3. Lors du Festival mondial de 1957, des organisations de toutes natures se côtoient, dans un éclectisme qui tient aux relations privilégiées de l’URSS avec certains États, mais aussi à la neutralité politique affichée de l’événement. La situation varie ainsi beaucoup d’un pays à l’autre, comme l’explique un responsable de l’organisation du Festival au Komsomol : « En Egypte, le président du Conseil suprême pour la jeunesse et le sport est en charge de la préparation du Festival. C’est un des sept premiers personnages de l’État. En Egypte cela correspond, en gros, aux membres d’une sorte de Politburo. Un des membres du Politburo égyptien dirige toute la préparation du Festival à Moscou. L’Egypte va envoyer une délégation de 600 personnes et 150 sportifs. Parmi les autres organisations, il faut citer la confédération de 1 Dans la mesure où avant 1963, l’URSS n’a de relations diplomatiques en Amérique latine qu’avec le Mexique et l’Argentine, les organisations de ces pays n’ont pas pu venir à Moscou. 2 Protocoles du Bureau du Comité central du Komsomol d’URSS, déposés dans les Archives russes d’État d’histoire sociale et politique, fonds de la jeunesse : RGASPI-M, fonds 1, inventaire 3, dossier 934, p. 4 ; nous utiliserons dorénavant la mise en forme suivante : RGASPI-M, 1/3/934, p. 4. 3 RGASPI-M, 1/3/937, p. 1-3. 1 Laurent Coumel, Cristobal Dupouy la jeunesse du Mexique, la Fédération des étudiants d’Equateur, très influente en Amérique latine, et l’organisation « Les voix chorales » qui rassemble près de 2,5 millions de jeunes Japonais, très influente non seulement au Japon mais aussi en Asie. En Indonésie ce sont 12 importantes organisations de jeunesse qui, malgré les provocations, s’efforcent de se préparer au Festival. »4 On le voit ici, le Komsomol épouse parfaitement la vision classique de la diplomatie soviétique, qui vise la reconnaissance par des États et l’opinion internationale, plus que la contestation de l’ordre politique ou social des pays. L’Égypte est certes un cas à part, puisque depuis la crise de Suez en novembre 1956 l’URSS y jouit d’une popularité importante. Mais l’idée que Moscou exerce une attraction au-delà des gouvernements parfois hostiles, et surtout des puissances coloniales occidentales, semble répandue parmi les responsables, comme le montre le même rapport à la ligne suivante : « Parmi les organisations qui participent pour la première fois au Festival, il convient de nommer l’organisation très importante pour le continent africain qu’est le Conseil fédéral de la jeunesse. L’importance de la participation de cette organisation au Festival vient de ce que c’est un protégé du pouvoir colonial qui est à sa tête. La pression de la jeunesse a été si grande que les protégés des cercles gouvernementaux ou de la réaction qui se trouvent dans cette organisation n’ont pas pu s’opposer à sa participation au Festival. »5 Parfois pourtant, il faut signaler que l’anticolonialisme des dirigeants soviétiques s’apparente plus à la volonté de contrer l’Occident dans sa propre sphère d’influence qu’au désir d’émanciper les peuples. Ainsi, en avril 1960 le Premier secrétaire du Komsomol emploie des termes qu’un siècle plus tôt les défenseurs français ou britanniques de la colonisation n’auraient pas reniés : « Récemment nous étions en Guinée. C’est une république jeune et les gens là-bas se trouvent à un niveau de développement très loin de nous et très proche de la période de la barbarie. En même temps ces gens connaissent l’Union soviétique et en parlent avec flamme, disent que c’est cette étoile et ce dieu qu’ils prient et vers lequel ils tendent. »6 Quoi qu’il en soit, au-delà de cet exemple dont la représentativité pose problème, la conviction des autorités soviétiques qu’elles peuvent atteindre directement les jeunes du Tiers-monde naissant les pousse à contourner les gouvernements en place dans certains cas. Différents canaux pour l’accueil des étudiants A partir de la fin des années 1950 se mettent en place des échanges universitaires relativement informels. C’est d’abord sous l’effet d’initiatives individuelles que des étudiants de pays du Tiers- monde, parfois de territoires non encore décolonisés, sont invités à venir en URSS pour des séjours de formation. Ils passent par différents canaux, qui ne semblent pas être mis en place de façon programmée mais au fur et à mesure que les demandes se multiplient : tout se passe comme si Moscou réagissait au coup par coup à des demandes qui lui viennent des pays voire des individus eux-mêmes. Il peut s’agir de requêtes adressées aux ambassades, transmises au Ministère de l’Enseignement supérieur : elles se multiplient après l’adoption en août 1957, par le Conseil des Ministres d’URSS, d’un décret appelant au développement de l’accueil d’étudiants étrangers. Ainsi un institut technique argentin souhaiterait, en janvier 1959, envoyer des étudiants en stage en URSS – mais le département du Comité central du Parti communiste d’Union soviétique (désormais : CC du PCUS), 4 RGASPI-M, 1/5/644, p. 151-152. Séminaire-réunion des secrétaires des comités du Komsomol des établissements d’enseignement supérieur (7-8 mars 1957). 5 Ibidem. Le Conseil fédératif « du monde franco-africain », d’après ce rapport, va aussi organiser le premier festival officiel de la jeunesse en Afrique, avec des délégués de tous les pays et territoires sous domination coloniale. Par la suite, le document fait état des difficultés financières pour les étudiants du Tiers-monde qui ne bénéficient pas d’une aide gouvernementale pour payer le voyage : d’après les auteurs, un jeune ouvrier au Sénégal doit travailler dix ans, sans manger ni boire, pour payer son voyage ; au Chili, quatre ans (Ibid., p. 153 et suivantes). 6 RGASPI-M, 1/5/736, p. 62. Il ne s’agit pas d’une déclaration publique, mais d’un discours prononcé le 15 avril 1960 en conclusion d’un séminaire interne au Komsomol. 2 Laurent Coumel, Cristobal Dupouy sans doute pour des raisons diplomatiques, est opposé à ce projet7, tout comme il est contre l’accueil de doctorants venus de pays arabes travaillant sur l’énergie atomique8. D’autres demandes concernent l’envoi d’enseignants dans les pays en voie de développement : plusieurs gouvernements en réclament, notamment l’Egypte, l’Indonésie (deux professeurs envoyés en mission par Soekarno au printemps 1959 expliquant qu’il s’agit de « liquider dans l’université [indonésienne] l’emprise du professorat occidental »9), ou encore la Guinée (qui demande des enseignants pour le secondaire, parlant le français10). Des contacts se font aussi par le biais de certaines agences, en théorie indépendantes du gouvernement, comme le Comité soviétique de solidarité avec les pays uploads/Geographie/ l-x27-universite-lumumba-a-moscou-dans-les-an.pdf

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