LA GEOMETRISATION DU REGARD REFLEXIONS SUR LA DIOPTRIQUE DE DESCARTES Maurice M

LA GEOMETRISATION DU REGARD REFLEXIONS SUR LA DIOPTRIQUE DE DESCARTES Maurice Merleau-Ponty faisait de la Dioptrique de Descartes un moment majeur de l’histoire philosophique du problème de la perception. Dès le début de son œuvre, La Structure du comportement y consacrait quelques pages denses, en repérant dans le texte cartésien et son héritage un hiatus entre le réalisme causal qui traite la vision comme un effet objectif, et l’idéalisme métaphysique qui vise les significations immanentes du perçu en tant que tel ; mais cette visée tourne court dans la mesure où l’intellectualisme du Cogito, qui définit la vision par la « pensée de voir », se juxtapose à l’objectivité explicative de la science. Le dernier écrit publié de son vivant, L’Œil et l’Esprit, y revient encore, pour mesurer cette fois l’ambition et l’échec de la tentative cartésienne de reconstruire et survoler la vision en géomètre 1. Or telle est pour nous la question : rend-on suffisamment compte de la doctrine cartésienne de la perception, dans sa situation historique et épistémologique, si on y considère d’abord et essentiellement une géométrisation du regard ? § 1. Si on entend en général par « géométrisation » l’intégration d’un domaine d’expérience dans une forme susceptible de figuration précise et exacte, soutenant par là-même le déploiement d’un discours normé par les exigences du style démonstratif, – alors on peut dire que la géométrisation du regard a été acquise dans l’Optique des Anciens, à partir d’Euclide. La construction du cône visuel suivant la trajectoire de rayons émanant d’un sommet ponctuel situé au centre de l’œil a permis de poser les conditions minimales d’une métrique et d’une topologie où l’appréhension du visible 1. La Structure du comportement, Paris, PUF, 1942, 31953, pp. 207-213. L’Œil et l’esprit, cité d’après Les Temps modernes, 17ème année, n° 184-185, 1961 ; l’analyse de la Dioptrique se trouve aux pp. 204-214. 21 s’ordonne selon les rapports des distances, des surfaces et des angles. Comme l’a montré Gérard Simon 1, le propre de cette géométrisation est de déterminer les règles d’intelligibilité du fait de la vision indépendamment des modalités proprement physiques ou naturelles, au sens le plus large, de sa réalisation : ni l’organe de la vue, l’œil, ni en général le corps du sujet voyant, ni non plus l’élément du visible, la lumière, n’interviennent directement et positivement dans ce cadrage. Au défaut d’une physique, c’est la psychologie qui intervient alors pour fournir à la géométrie le relais dont elle a besoin pour rejoindre une expérience dont elle s’est par principe détachée. Le rayon visuel est en effet comme une émanation de l’âme du sentant qui va à la rencontre du sensible pour s’unir à lui dans un acte commun : une doctrine des facultés est alors appelée à fournir les instances selon lesquelles le voyant fait par sa présence et son opération surgir un visible dont il est le révélateur, et qui littéralement ne serait pas sans lui. Le lien ainsi établi entre celui qui voit et ce qui est vu est à ce point natif que toute intervention instrumentale ne peut que le subvertir : miroirs et verres taillés apportent leurs prestiges aux arts de l’illusion, où le faux équivaut à du non-être. La réflexion fait voir l’objet là où il n’est pas, c’est-à- dire une absence d’objet, – la réfraction le montre tel qu’il n’est pas, puisqu’un objet agrandi est encore faussé sous le rapport au moins de sa dimension « vraie ». On ne saurait fonder sur l’une ni l’autre des instrumentations efficaces qui permettraient ou de mieux voir, ou de voir autre chose ou autrement selon une intention visant une réalité non accessible à la perception directe. La géométrisation ainsi obtenue n’est pas fondamentalement modifiée quand, avec Alhazen et Witelo, le sens de la trajectoire du rayonnement est inversé. C’est cette fois le rayon lumineux qui entre dans l’œil, selon un parcours qui s’ordonne selon la même figuration en cône, pour aller former sur le cristallin une image directe, telle qu’à tout point assignable sur l’objet correspond un point de l'image. La manière dont ensuite les esprits visuels circulant à l’intérieur du corps du voyant vont prendre possession de cette image est du ressort du naturaliste ou du médecin ; elle ne relève pas de l'Optique. Outre ses difficultés conceptuelles intrinsèques, cette théorie présente un désavantage dont l’importance d’abord inaperçue deviendra de plus en plus préoccupante : dès le 13e siècle, on apprend à corriger la vue des presbytes avec des lentilles concaves, c’est-à-dire des loupes ; au 16e on sait améliorer celle des myopes avec des verres convexes. Or si le cristallin devait recevoir une image directe des objets vus, et en l’absence de toute notion de convergence et de divergence, ces résultats demeurent inexplicables. 1. G. Simon, « Derrière le miroir », dans Le temps de la réflexion II, Paris, Gallimard, 1981, pp. 298-332. Je présuppose dans tout ce qui suit l’apport des travaux de Gérard Simon, même si je n’en retiens pas toutes les leçons : Structures de pensée et objets du savoir chez Kepler, Service de Reproduction des Thèses, Université de Lille III, 1979 (Troisième Partie : la Rénovation de l’Optique, aux pp. 385-589) ; « On the theory of visual perception of Kepler and Descartes : Reflections on the role of mechanism in the birth of modern science », dans Kepler. Four Hundred Years, ed. by A. Beer and P. Beer, Oxford, 1975, pp. 825-832 ; Le regard, l’être et l’apparence dans l’Optique de l’Antiquité, Paris, Ed. du Seuil, 1988 ; « De la reconstitution du passé », Le Débat, n° 66, sept.-oct. 1991, pp. 134-147. 22 § 2. En 1604, les Paralipomènes à Vitellion de Kepler viennent apporter la solution de ce problème, mais c’est là précisément le bénéfice d’une théorie de la vision entièrement nouvelle ; le but clairement annoncé en est de définir les normes de fonctionnement correct de l’œil au service de l’Astronomie nouvelle. En 1609 Galilée tourne vers le ciel un instrument qu’il n’a pas inventé, la lunette formée de deux lentilles l’une concave, l’autre convexe, – mais il en invente l’usage comme instrument scientifique d’investigation : ainsi est délivré le « message céleste » dont le savant florentin déploie toutes les conséquences polémiques au point de vue de l’astronomie et de la cosmologie. Toutefois, la justification qu’il apporte contre ses adversaires de la validité des observations obtenues est plutôt dialectique que vraiment démonstrative. C’est encore à Kepler qu’il revenait de rendre mathématiquement raison des propriétés des lunettes dans sa Dioptrique de 1611. Or pour comprendre comment, à partir de Kepler, l’âge classique a promu une nouvelle représentation des figures selon lesquelles s’exerce le regard, il faut recourir à une autre idée de la géométrie que celle qui prévalait jusqu’alors. Et c’est Descartes qui en a, le premier et le plus clairement, énoncé la formule : en effet, si est « géométrique » « ce qui est précis et exact », et si la géométrie est en général « la science qui enseigne la mesure des corps » 1 il y a, peut-on dire, géométrie et géométrie : « Je n’ai résolu de quitter que la géométrie abstraite … et ce afin d’avoir d’autant plus de loisir de cultiver une autre sorte de géométrie, qui se propose pour questions l’explication des phénomènes de la nature » (27 juillet 1638, AT II, 268). C’est sous l’invocation de cette autre conception de la géométrie qu’il ajoute aussitôt qu’en ce sens, et en ce sens là seulement, « toute (sa) physique n’est autre chose que géométrie » – cette déclaration célèbre devant elle-même être complétée de sa contrepartie, dont la formulation est contemporaine : « Mais d’exiger de moi des démonstrations géométriques en une matière qui dépend de la physique, c’est vouloir que je fasse des choses impossibles » (27 mai 1638, AT II, 142). La Dioptrique de Descartes paraît en 1637, et on sait que Descartes, peu enclin à reconnaître ses dettes, a du convenir de celle qu’il avait contractée envers Kepler : « (il) a été mon premier maître en Optique et je crois qu’il a été celui de tous qui en a le plus su par ci-devant » (31 mars 1638, AT II, 86). Semblable formule chez lui équivaut à l’aveu d’une filiation et d’une dépendance, ce qui a parfois conduit des historiens à nier purement et simplement l’apport de l’Optique cartésienne. On doit assurément à Kepler la découverte fondamentale de l’image rétinienne et l’assimilation décisive de l’œil à un dioptre défini par les conditions de convergence qui permettent l’obtention de cette image. De même, tout en se tenant le plus possible à l’écart de tout prétexte à conflit cosmologique, Descartes a bien considéré comme chose acquise un usage des lunettes qui est évidemment l’usage 1. Géométrie (AT VI, 38927-30). Les références données ci-après par la seule indication des pages renvoient à ce volume. 23 galiléen : « N’étant en usage que depuis peu, [elles] nous ont déjà découvert de nouveaux astres dans le ciel, … en sorte uploads/Geographie/ la-geometrisation-du-regard-reflexions.pdf

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