QU’EST-CE QUE LA GÉOSTRATÉGIE ? Lorsque le Suédois Rudolf Kjellen créait le con

QU’EST-CE QUE LA GÉOSTRATÉGIE ? Lorsque le Suédois Rudolf Kjellen créait le concept de géopolitique, celui-ci n’était dans son esprit qu’un élément d’un ensemble plus vaste destiné à analyser la politique sous tous ses aspects. Il prévoyait ainsi une démo-politique, une éco-politique, une socio-politique, une "krato-politique". autant par la faute du fondateur lui-même que par celle de ces continuateurs, seule la première partie de ce programme a survécu, au point de se transformer en discipline qui revendique, sinon son indépendance, du moins son originalité par rapport à la géographie. Il n’y a d’ailleurs rien là de surprenant. On ne manque pas de citations classiques suggérant que "la politique des Etats est dans leur géographie" et que la seule chose qui ne change pas dans l’histoire c’est la géographie. L’expansion territoriale est le ressort le plus puissant de l’histoire interétatique, les considérations économiques et commerciales ne les supplantant véritablement qu’à l’époque contemporaine, après la seconde guerre mondiale sans cependant jamais les faire disparaître : même le Japon, symbole de la puissance économique triomphante, a encore un litige territorial avec son voisin soviétique comme le rappelle ici Elisabeth Fouquoire-Brillet. Trop étroitement associée à une conception organiciste de l’Etat et donc à des régimes qui n’ont pas laissé un bon souvenir, victime aussi des bouleversements fantastiques induits par l’arme nucléaire qui ont pendant un temps fait croire à une perte d’importance du facteur géographique, la géopolitique a connu après la deuxième guerre mondiale une léthargie dont ne parvenaient pas à la tirer quelques efforts isolés en Europe ou aux Etats-Unis1, mais surtout en Amérique latine2, région trop excentrée pour exercer une réelle influence. Sa redécouverte par des géographes, dans les années 70, lui a redonné droit de cité. par un paradoxe amusant, ceux qui ont voulu ainsi réintroduire la dimension géopolitique dans une discipline géographique devenue aseptisée se sentaient proches du marxisme. Ils ont ainsi contribué à laver la géopolitique de sa souillure originelle3. C’est à peu près au même moment que le Britannique Peter Taylor lance la revue Political Geography Quarterly en Angleterre (1975) et le Français Yves Lacoste la revue Hérodote en France (1976). On remarque que le Britannique préfère se placer sous la vocation d’une géographie politique qui peut revendiquer une longue tradition académique plutôt que sous celle d’une géopolitique qui lui paraît peut-être encore trop compromettante. De la même manière, Hérodote ne deviendra officiellement "revue de géographie et de géopolitique" qu’après une maturation qui prendra près de sept ans. Aujourd’hui, on peut dire que la partie est gagnée : il est acquis que la géopolitique n’a pas seulement pour objet l’extension de l’espace, mais d’abord son organisation. A LA RECHERCHE D’UNE DÉFINITION Très logiquement, l’apparition de la géopolitique a entraîné celle de la géostratégie. A vrai dire, le concept apparaît encore plus tardivement, sans qu’on puisse lui attribuer de manière certaine un père fondateur. Au début de ce siècle, on parle de géographie militaire4, sur le modèle de la géographie politique. Elle crée son vocabulaire avec les côtes (rejointes 1 par les crètes, agrémentées le cas échéant de contre-crètes), les couverts, les cheminements, les champs de tir... S'il est vrai que de tout temps la géographie a servi aussi à faire la guerre5, sa diffusion a parfois été laborieuse : en 1870, les échelons subalternes français n'avaient pas de cartes d'état-major6 et l'impulsion décisive est plutôt venue des sociétés savantes et des chambres de commerce, dans un but commercial et politique plus que militaire. Mais très tôt la géographie militaire a acquis droit de cité dans les écoles de guerre. Un certain nombre de stratèges s’y sont intéressés ; Castex est l’un des plus illustres, et sans doute celui qui a le plus essayé de systématiser cette dimension de la stratégie. Mais il déteste la géopolitique, d’origine allemande, et préfère s’en tenir à l’appellation neutre de géographie7. Nicholas Spykman n’emploie guère le terme dans ses deux livres classiques, qui contiennent d’importants développements proprement stratégiques. Encore récemment, celui qui a le plus contribué à la réintroduction de la dimension géographique dans la pensée stratégique américaine, Colin Gray, s’il recourt au concept de géopolitique, n’utilise qu’occasionnellement celui de géostratégie ; de la même manière, Hérodote n’a jamais consacré de numéro à la géostratégie, laquelle n’y occupe qu’une place somme toute réduite. On ne pourrait guère qualifier de géostratégique que le numéro "points chauds" (2e trimestre 1980), écrit sous le choc du coup de Kaboul - l’éditorial d’Yves Lacoste sur les différents niveaux d’analyse du raisonnement géographique et stratégique reste une référence obligée), auquel on pourrait ajouter, à un moindre degré, les numéros sur la Méditerranée américaine (3e trimestre 1982), les géopolitiques du Proche-Orient (2e-3e trimestre 1983), zone belligène s’il en est et les géopolitiques de la mer (1er trimestre 1984), mis en chantier au lendemain de la guerre des Malouines. Yves Lacoste vient de ressortir le terme pour l'opposer à celui de géopolitique d'une manière originale8 : il propose "de réserver le thème de géopolitique aux discussions et controverses entre citoyens d'une même nation (ou habitants d'un même pays) et le terme de géostratégie aux rivalités et aux antagonismes entre des Etats ou entre des forces politiques qui se considèrent comme absolument adverses. Ainsi l'invasion du Koweit par Saddam Hussein relève de la géostratégie, qu'il s'agisse de son plan d'action ou des arguments qu'il a proclamés pour justifier cette annexion. De même, les raisons qui ont décidé les dirigeants américains à intervenir aussi rapidement et puissamment relèvent elles aussi de la géostratégie. En revanche, relève, à mon sens, de la géopolitique ce débat qui s'est ensuite déroulé en France ou aux Etats-Unis en citoyens". Ainsi entendue, la géopolitique deviendrait une sorte d'étage noble réservé aux pays démocratiques. Outre la difficulté de discerner dans beaucoup de cas le caractère peu ou pas démocratique de tel ou tel régime, cette conception pose un double problème : 1) sur la nature même du politique, qui n'est plus ici que "le débat sur ce qu'il convient de faire, entre citoyens d'une même cité, et plus largement entre habitants d'une même nation, qui ne sont pas du même avis", alors que Carl Schmitt avait proposé comme critère du politique la désignation de l'adversaire, et 2) sur la nature des relations interétatiques, qui ne seraient plus qu'une stratégie. Est-il possible de ramener la politique internationale à une simple recherche de la puissance ? Même si l'on admet cette conception, qui a eu des défenseurs célèbres (Hans Morgenthau en particulier), peut-on ramener à la seule stratégie une panoplie de moyens qui déborde largement les seuls moyens conflictuels. La compétition économique ou le rayonnement culturel peuvent être intégrés dans des stratégies de puissance, mais vouloir en faire des stratégies par nature revient une fois de plus à vider le concept de stratégie de son essence conflictuelle, qui se traduit fondamentalement (malgré toutes les réserves que l’on peut et l’on doit introduire), à 2 la différence de ce qui se passe en économie par exemple, par un jeu à somme nulle (ce que l'un gagne, l'autre le perd). Le groupe de géostratégie du Laboratoire de stratégie théorique de la FEDN propose ici un autre critère qui a le mérite de respecter la spécificité de la stratégie : la géopolitique raisonnerait en termes de zones d'influence alors que la géostratégie raisonnerait en termes de glacis. Il y a là une conception sans doute plus opératoire qui mérite d'être approfondie. Elle présente cependant encore un inconvénient. Elle se réfère par priorité à une géostratégie du temps de paix, alors que le conflit par excellence est et reste la guerre. Il faut donc trouver une définition qui témoigne de l'élargissement de la géostratégie au temps de paix, sans oublier qu'elle trouve d'abord et surtout son application dans la guerre. Le Groupe de géostratégie a entamé sur cette question centrale une réflexion dont l'article publié ici ne constitue qu'un premier état. Ces controverses et ces interrogations fournissent une indication sur le caractère flou, sinon insaisissable, de cette discipline qui a manifestement du mal à exister. Se distingue-t- elle vraiment de la géopolitique ? L’apothéose de la géostratégie proposée par François Géré pourrait aussi bien être une apothéose de la géopolitique. Ou n’est-elle simplement, comme le propose Sbigniew Brzezinski, que le produit de la fusion de considérations stratégiques ou géopolitiques ?9 Aurait-elle seulement droit à l’existence ? Lucien Poirier s’interroge sur la pertinence du concept : "l’espace est l’une des catégories usuelles de la pensée stratégique, laquelle s’inscrit dans la dimension "géo". Dire géostratégie est tautologique" 10. Mais la même objection pourrait peu ou prou être adressée à la géopolitique. Au contraire, Yves Lacoste estime ici que "toute stratégie n’est pas géostratégie... dans la plupart des cas, les configurations géographiques ne sont pas la raison fondamentale d’affrontements". André Vigarié, dans un ouvrage capital, propose quant à lui une définition fondée sur la mondialisation du système international : la géostratégie est "l’ensemble des comportements de défense aux plus vastes dimensions, et avec la plus grande variété des moyens d’action" 11 Cette discussion n’est pas académique. Elle uploads/Geographie/ la-geostrategie.pdf

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