131 La poétique de l’émerveillement Principes théoriques et méthodologiques Lau

131 La poétique de l’émerveillement Principes théoriques et méthodologiques Laurent DÉOM Université Charles de Gaulle — Lille 3 Introduction « Le poète est celui qui tout au long de son existence conserve le don de s’émerveiller. » Cette sentence attribuée à André Lhote ferait un sujet de dissertation1 tout indiqué pour qui souhaiterait s’abandonner à une méditation sur l’émerveillement du quotidien et la toute-présence de la poésie au creux d’une existence qui se résumerait à elle. Sans doute ce rêveur n’aurait-il pas tout à fait tort, mais il risquerait néanmoins de tomber dans le piège du hors-sujet, que tend fatalement une phrase comme celle-là. Il ne tarderait d’ailleurs pas à y être rejoint par d’autres du même acabit, tant il est vrai que, en ces matières qui mêlent réflexion et sentiments, les confusions sont fréquentes, comme le déplorait Henri Meschonnic : « Tant d’amour pour la poésie, qui mène à la trouver partout, jusque dans le trou noir des astronomes, et voilà qu’on la prend pour le sentiment poétique, le mystère des choses. L’attirance, la beauté (ce mot bon à tout) du mystère. Immédiatement, ce qu’on appelle poésie est l’esthétisation du monde »2. Du moins les approximations de 1 On le retrouve comme tel sur internet : « Pensez-vous comme André Lhote que : Le poète est celui qui tout au long de son existence, conserve le dont [sic] de s’emmerveiller [sic] ? », dans Devoirs de français, disponible en ligne à l’adresse : http://www.devoir-de-francais.com/dissertation-pensez-comme-andre-lhote-poete- 153520-5559.html (page consultée le 18 mars 2010). 2 Henri MESCHONNIC, « Le partout et le nulle part de la poésie », dans Michel COSTANTINI et Ivan DARRAULT-HARRIS, Sémiotique, phénoménologie, discours. Du corps présent au sujet énonçant, Paris, L’Harmattan, « Sémantiques », 1996, p. 201. 132 notre rêveur révèlent-elles la puissance d’attraction de l’émerveillement et des objets desquels il semble émaner — en premier lieu du « poétique », c’est-à-dire non pas seulement de la poésie en tant que telle, mais de la littérature en tant que processus d’engendrement. L’émerveillement a fait l’objet de recherches peu nombreuses dans le domaine littéraire (peut-être parce qu’on lui a souvent préféré le merveilleux, auquel il ne peut pourtant pas être réduit, comme on le verra)3. Au début des années 1990, Jean Onimus a cependant publié des Essais sur l’émerveillement dans lesquels il tente de trouver, entre désenchantement et réenchantement du monde, un équilibre qui « dépend de la revalorisation de la poésie : l’approche poétique du réel mobilise la sensibilité et l’imagination, fonctions vitales, que nos conditions d’existence, l’esprit de notre culture et les priorités de l’éducation laissent à l’abandon »4. À cette fin, il s’attache à décrire quelques « essences concrètes », « les éléments de base autour desquels joue le hasard des instants vécus »5 : le feu, la montagne, l’océan ou la forêt notamment. Il ne prétend y accéder ni par l’analyse, ni par l’abstraction, mais « par la contemplation poétique, c’est-à-dire par un effort de participation, voire d’identification, par un don de soi répondant au don du réel » 6. Plus récemment, Michael Edwards a lui aussi consacré à l’émerveillement un ouvrage stimulant, à la suite du cours qu’il a dispensé au Collège de France en 2006-2007 : De l’émerveillement7. Convaincu, à l’instar de William James, « qu’une ample connaissance de cas particuliers nous rend souvent plus sages que la possession de formules abstraites, si profondes soient-elles 8 », Edwards choisit d’« [a]pprofondir l’émerveillement en analysant des œuvres littéraires, philosophiques, picturales et musicales qui en parlent ou qui le 3 Au moment où nous mettons la dernière main au présent article, nous apprenons la publication, chez José Corti, d’un ouvrage de Marie-Hélène BOBLET intitulé Terres promises. Émerveillement et récit au XXe siècle, malheureusement trop tard pour que nous puissions en tenir compte ici. Peut-être cet intérêt contemporain pour l’émerveillement, ainsi que pour certaines questions qui lui sont apparentées, révèle-t-il un changement, dont on ne peut que se réjouir, au sein de la critique littéraire, en particulier celle des vingtiémistes. 4 Jean ONIMUS, Essais sur l’émerveillement, Paris, Presses universitaires de France, « Écriture », 1990, p. 29. 5 Idem, p. 30. 6 Ibidem. 7 Michael EDWARDS, De l’émerveillement, Paris, Fayard, 2008. 8 William JAMES, La Variété de l’expérience religieuse (cité par Michael EDWARDS, De l’émerveillement, op. cit., p. 9.) 133 créent » 9. Il réalise d’ailleurs parfaitement ce projet en proposant, comme Onimus, un parcours riche et diversifié, qui témoigne de sa sensibilité à ce qui, dans les expressions littéraires et artistiques, est porteur d’émerveillement. Il reste que, en raison de leurs choix méthodologiques inauguraux, ces lectures, qui témoignent d’une profonde intelligence des textes et de leurs enjeux, gagneraient à être prolongées par une analyse qui viserait à plus de systématisation. Remarquons que ce type de complément s’imposerait pour bon nombre d’analyses littéraires, y compris parmi les plus fameuses, qui se dispensent d’une formulation théorique synthétique qui les rendrait peut-être moins fascinantes, voire moins essentielles, mais certainement plus aisément transposables à d’autres objets d’analyse, et ainsi plus fécondes pour la transmission des savoir-faire et des savoirs10. Dans cette perspective, nous désirons proposer une théorisation de ce sujet diffus qu’est l’émerveillement en littérature. À cet effet, nous adopterons une démarche a priori, en partant d’une définition générale de l’émerveillement et en essayant d’en mettre au jour les expressions envisageables dans le cadre du récit littéraire. Nous procéderons en deux temps, en nous intéressant d’abord, d’un point de vue poétique, à la façon dont la littérature narrative représente l’émerveillement d’un sujet au parcours duquel elle s’attache, et en étudiant ensuite, sur le plan 9 Michael EDWARDS, De l’émerveillement, op. cit., pp. 9-10. 10 Le risque est grand de confondre les moyens et les fins, et de laisser disparaître la littérature sous les formalisations théoriques — un écueil que n’a pas évité une certaine tradition critique depuis plusieurs décennies. Or, « [l]orsqu’une tradition respectable se dégrade en entreprise technologique, lorsqu’une théorie (ou une méthode), au départ expérimentale et inventive, se dévoie en didactique, c’est la littérature elle-même qui s’efface — sa force de pensée, son imaginaire », estime à juste titre Jean-Pierre Martin (Les Écrivains face à la doxa ou Du génie hérétique de la littérature, Paris, José Corti, 2011, p. 36). Toutefois, la théorie et la méthode, si elles sont maintenues à leur place d’outils, sont capables de dynamiser la lecture d’un texte littéraire, d’abord parce qu’elles fournissent des instruments qui permettent de le comprendre en profondeur, ensuite parce que, dans un certain nombre de cas, elles offrent des cadres conceptuels susceptibles de modifier la perception qu’un lecteur a de la littérature et, plus largement, du monde lui-même. En effet, certaines théories donnent accès au monde d’une façon telle qu’il serait impossible de se le représenter ainsi sans elles. Pour le cas qui nous occupe, il est évident que l’émerveillement peut être repéré dans un texte littéraire d’une manière intuitive ; toutefois, une théorisation ad hoc permet d’éviter certaines confusions, fréquentes en des domaines où prévaut la sensibilité, sans qu’elle n’amoindrisse en quoi que ce soit cette sensibilité, qu’elle peut au contraire enrichir grâce à la réflexivité. 134 esthétique, comment elle le présente à un lecteur qu’elle est capable d’émerveiller. Poétique : représentation de l’émerveillement C’est d’abord sous l’angle de la représentation que nous envisa- gerons la littérature de l’émerveillement : au moyen de quels procédés un texte littéraire, et en particulier un récit, construit-il l’émerveillement du narrateur ou du personnage qui en fait l’expérience ? Cadre général La notion d’émerveillement ne se laisse pas appréhender facilement, y compris par les lexicographes. Le Nouveau Petit Robert, qui la définit comme le « [f]ait de s’émerveiller »11, indique en regard de « s’émer- veiller » la définition suivante : « Éprouver un étonnement agréable devant qqch. d’inattendu qu’on juge merveilleux12 », « merveilleux » étant entendu comme « [q]ui est admirable au plus haut point, exceptionnel en son genre13 ». L’émerveillement ne représenterait ainsi rien d’autre qu’une forme extrême d’admiration, mais notre instinct de locuteur — et notre encyclopédie de lecteur — nous indique qu’il ne se limite pas exactement à cela. Le Trésor de la langue française se montre un peu plus précis avec cette acception : « Sentiment d’admiration mêlée de surprise »14. Quant au Dictionnaire de l’Académie, il est nettement plus explicite : « Sentiment de surprise heureuse et d’admiration devant un spectacle ou un évènement extraordinaire ; état de celui qui est émerveillé »15. Ces trois définitions, et en particulier la dernière d’entre elles, permettent de mettre en évidence la présence, au sein du sémème ‘émerveillement’, de trois sèmes essentiels : /surprise/, /bonheur/ et /admiration/, qu’il faudra nécessairement prendre en compte pour affiner notre approche de ce concept. Ces éléments de cadrage paraîtront peut-être inutiles : après tout, penseront certains, l’émerveillement se prête à la participation 11 Josette REY-DEBOVE et Alain REY (dir.), Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française [2008], Paris, Dictionnaires Le Robert – SEJER, 2007, p. 848. 12 Ibidem. 13 Idem, p. 1579a. 14 Le Trésor de uploads/Geographie/ la-poetique-de-lemerveillement-principes-pdf.pdf

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