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1 Paru dans G. Deniau et J.-C. Gens (Dir.), L’héritage de Hans-Georg Gadamer, collection Phéno, 2003, 113-131. Gadamer et Bultmann Jean Grondin “En effet, s’il me fallait vous dire, dans une sorte de rétrospective, ce que fut le Marbourg des années vingt, le nom de Bultmann n’y manquerait pas.” Années d’apprentissage philosophique, p. 21. Une énigme : une rencontre relativement peu documentée. Chacun sait que Gadamer avait initialement l’intention d’intituler son opus magnum Vérité et méthode “Verstehen und Geschehen”, “Compréhension et événement”1. Ce titre rappelle bien sûr de façon frappante celui utilisé par Rudolf Bultmann pour les quatre volumes de son recueil d’articles Foi et compréhension (Glauben und Verstehen)2. Une telle proximité pourrait laisser transparaître la forte ascendance de la pensée herméneutique de Bultmann sur Gadamer. La relation entre Bultmann et Gadamer demeure cependant quelque peu énigmatique, et elle a rarement reçu une attention soignée dans la littérature par ailleurs abondante aussi bien sur Bultmann que sur Gadamer, mais qui traite rarement du rapport entre eux deux. Gadamer et Bultmann parlent tous deux beaucoup d’herméneutique, d’interprétation, de compréhension (Verstehen), de Heidegger, mais très peu, de manière substantielle tout au moins, l’un de l’autre. De la part de Bultmann, cela est tout à fait compréhensible : né en 1884, il est l’aîné de Gadamer (lequel est né en 1900), il a été dans une certaine mesure (quoique fort limitée) son professeur, et son œuvre majeure dans le domaine de l’interprétation exégétique a été produite à une période durant laquelle Gadamer n’était pas la figure importante de l’herméneutique qu’il est devenu pour nous aujourd’hui. À l’époque de Bultmann, les principaux interlocuteurs de l’herméneutique étaient encore Schleiermacher, Dilthey et Heidegger. Néanmoins, le dernier Bultmann parlait bel et bien en 1963, dans une note 1 H.-G. Gadamer, Gesammelte Werke [GW], vol. 10, Tübingen, Mohr Siebeck, 1995, p. 75. 2 R. Bultmann, Glauben und Verstehen [GV], 4 vol. Tübingen, Mohr Siebeck, 1993 (trad. fr Foi et compréhension, Paris, Seuil, en deux volumes, 1969 et 1970, sous la direction d’A. Malet). Le premier volume est paru en 1933, le second en 1952, le troisième en 1961 et le quatrième en 1965. 2 de bas de page, de Vérité et méthode comme d’un “livre important pour la théologie”3. Le silence relatif de Gadamer est plus intrigant, quoique compréhensible lui aussi : Gadamer a toujours pris une distance, une distance pleine de respect, à l’égard de la théologie et de l’exégèse en tant que telles. Il a naturellement toujours été conscient des origines théologiques de l’herméneutique, évidentes dans l’œuvre d’Augustin, Melanchton, Flacius, Rambach, Scheiermacher et de bien d’autres encore, mais il s’est abstenu de trop se prononcer sur un domaine à propos duquel il savait sa compétence limitée. Contrairement à P. Ricoeur par exemple, il n’y a à ma connaissance aucune étude de Gadamer qui soit une lecture ou une interprétation de la Bible. Les références à la Bible sont également plutôt rares dans son œuvre. Cette rareté, pour ne pas dire une absence totale, contraste fortement avec l’abondance des interprétations des poètes et des philosophes que l’on trouve dans son œuvre. On peut dire que c’est le monde de l’art, et non de l’exégèse – comme pour Bultmann et même Ricoeur – qui aura été le modèle servant de fondation à l’herméneutique gadamerienne. La distance de Gadamer est également en contraste avec la séduction, bien qu’elle-même hautement complexe, exercée par la théologie sur Heidegger. À plusieurs reprises, Heidegger a prétendu qu’il n’avait rien à dire à la théologie, mais comme chacun sait, il a, de fait, sans cesse affirmé des choses sur la théologie et sur ce que ce que devaient être ses préoccupations. Gadamer est même allé jusqu’à voir dans la philosophie entière de Heidegger quelque chose comme une quête théologique, savoir la recherche d’un langage approprié pour l’expérience religieuse à l’époque de la technique. Heidegger, dit-il souvent, fut un perpétuel “chercheur de Dieu”4. Gadamer voulait par là prendre ses distances à l’égard de Heidegger. Ce dernier avait été élevé dans la foi catholique, il avait même été candidat à la prêtrise avant de dévier vers la philosophie où cependant il s’est encore débattu avec ses profondes origines religieuses (“Herkunft bleibt Zukunft”, dit-il précisément à propos de ces racines religieuses, dans la partie dialogique de Unterwegs zur Sprache)5. Gadamer en revanche n’a pas vraiment reçu une éducation profondément religieuse. 3 Voir R. Bultmann, “L’idée de Dieu et la pensée moderne”, in Foi et compréhension, t. 2, p. 376, n.3 : “dans son livre, Vérité et méthode, extrêmement important pour le théologien […]” (GV, 4 , p. 120). 4 Voir par exemple, ses études sur “La dimension religieuse chez Heidegger”, et “Être, Esprit, Dieu”, in Les chemins de Heidegger, Paris, Vrin, 2002, trad. fr. J. Grondin (GW 3, Heideggers Wege), ainsi que l’entretien à la fin du Gadamer Lesebuch, hrsg. J. Grondin, Mohr Siebeck, 1997, p. 297. 5 Cf. la confession autobiographique dans le volume 66 de la Gesamtausgabe, p. 415 : “Qui voudrait ignorer que l’explication avec le christianisme, jusqu’ici passée sous silence, était présente sur tout le chemin parcouru jusqu’alors – une explication qui n’a pas été prise pour thème mais qui constitue la sauvegarde de ma propre provenance (de la maison parentale, du sol natal et de la jeunesse), et la séparation douloureuse d’avec elle ? Seul celui qui était implanté et vivait effectivement dans un monde catholique peut pressentir les nécessités ayant exercé comme une secousse sismique souterraine sur mon chemin de questionnement jusqu’à aujourd’hui.” 3 Comme je l’ai rappelé dans ma biographie6, il n’a eu de protestant que le nom ; il reçut de son père, un chimiste en pharmacie réputé, une formation d’orientation scientifique, où la dimension religieuse était plutôt discrète. Plus tard, il découvrit que sa mère, disparue alors qu’il avait seulement quatre ans, était une personne plus religieuse, encline à un fort sentiment de piété, mais il ne pouvait se souvenir d’une quelconque transmission religieuse de sa part. Il s’en est souvent plaint : “que serait-il advenu si …?” semblait-il demander. Gadamer a souvent dit à ce propos, il l’a écrit même quelque part, que si l’on n’a pas été touché par le “bon Dieu” (dem lieben Gott) dans les trois premières années de son existence, on ne le “trouvera jamais”. Il disait cela de manière générale, mais on peut le comprendre de manière biographique : il n’a pas eu l’occasion, ou la chance, de recevoir l’expérience de la foi dans ses années de jeunesse et n’a alors jamais réellement pu se porter à elle (ou être porté à elle). Certes, il fut sans l’ombre d’un doute conscient de l’importance et de la grandeur ineffable de la foi religieuse, mais il parvint à cette conscience à travers l’expérience évocatrice de la poésie et de l’œuvre d’art. À travers la poésie, à travers les transformations qu’elle provoque en nous, nous faisons une expérience de la vérité qui va bien au-delà de la portée de la science méthodique. Mais cette expérience n’était pas pour lui spécifiquement religieuse ou théologique, elle était artistique. Gadamer décrit cependant cette expérience (artistique) dans des termes marqués religieusement, comme ceux de “transformation” (Verwandlung), de rencontre (Begegnung), d’événement (Geschehen), etc., sans toutefois jamais insister vraiment sur cet implicite qu’ils portent en eux. Pour Gadamer en effet, ces termes caractérisaient davantage l’expérience artistique telle qu’il la découvrait dans la parole poétique de Stefan George par exemple, et il tentait de la décrire en recourant non pas au vocabulaire biblique, mais à celui, platonicien, de la “participation”. Contrairement aux apparences donc, Gadamer n’est ni très proche ni franchement et réellement familier du discours théologique : il ne se réfère quasiment jamais à des passages précis de l’Écriture, ni aux débats spécifiques à l’exégèse et à la théologie. Il se savait en cela fort différent de Heidegger (et, bien sûr, de Bultmann). Assurément, Heidegger prit la peine de souligner que la philosophie se devait d’être a-thée, mais si l’on ressent ainsi l’urgence de le préciser, c’est sans doute parce qu’on croit n’être jamais complètement a-thée… Gadamer, pour sa part, n’a jamais affirmé que la philosophie devait être athée, car la question était pour lui moins pressante. En raison de ses origines, de ses intérêts, de son domaine d’interrogation ainsi que de la compréhension qu’il a de lui-même, Gadamer est plus éloigné de la théologie que ne l’est Heidegger, bien que ce dernier ait fait profession d’athéisme. Gadamer aimait également citer le mot de Schleiermacher selon lequel la 6 Cf. Hans-Georg Gadamer. Eine Biographie, Tübingen, Mohr Siebeck, 1999. Voir aussi l’entrevue récente avec Gadamer : “Ethos mondiale et giustizia internazionale. Dialogo a cura di Damiano Canale”, in Ars Interpretandi 6 (2001), p. 6 : “Je suis protestant, mais seulement dans les limites dans lesquelles on peut dire une chose semblable. Je me réfère avec cela au fait que je voudrais tout d’abord croire à tout ce que la religion affirme, mais souvent je n’y parviens pas”. 4 théorie herméneutique doit résulter de la pratique herméneutique. Le terrain de la pratique herméneutique uploads/Geographie/ grondin-gadamer-et-bultmann-pdf.pdf

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