La terre russe selon Nicolas Berdiaev ou les limites qu’impose l’espace illimit

La terre russe selon Nicolas Berdiaev ou les limites qu’impose l’espace illimité Igor Sokologorsky [*] 1 ON VOIT aujourd’hui de nombreux commentateurs s’inquiéter : en dépit des changements profonds intervenus ces dernières années, le gouvernement russe semble revenir aux méthodes du passé. Y aurait-il une fatalité russe qui condamnerait ce pays à un gouvernement autoritaire ? C’était la thèse centrale du livre de Nicolas Berdiaev, Sources et sens du communisme russe (1937 [1]) qui soutenait que, en dépit des révolutions, l’État russe était toujours resté semblable à lui-même : la principauté moscovite, l’empire pétrovien et l’union soviétique étaient identiques dans leur principe, également despotiques [2]. L’introduction de ce livre évoque la responsabilité de l’espace russe : « Le peuple russe était victime de l’incommensurabilité de sa terre », y écrit Berdiaev. Dans un ouvrage plus ancien, intitulé le Destin de la Russie (1918 [3]), le philosophe (qui décrypta les débuts du communisme soviétique dans Esprit dans les années 1930 et 1940) avait développé ce point, s’efforçant de démontrer que si l’espace russe exerçait sur celui qui l’habitait une influence complexe, il lui imposait cependant toujours une seule et même forme de gouvernement. Ce point de vue est cependant loin d’être partagé par tous les historiens russes. Klioutchevski, par exemple, considère le territoire russe dans son rapport à l’histoire comme un principe de dynamisme plutôt que de stagnation. 2 Le Destin de la Russie de Nicolas Berdiaev comprend un chapitre intitulé « Du pouvoir que les espaces exercent sur l’âme russe [4] ». On y lit que 3 les facteurs géographiques de la Russie, sa situation continentale, ses espaces incommensurables ont eu une signification immense pour son destin [5]. 4 Cette phrase donne les deux caractéristiques principales de la terre russe selon Berdiaev : elle est immense ; elle est uniforme. Autrement dit, l’espace russe est dépourvu de limites comme de délimitations intérieures. On le voit, aux yeux de Berdiaev, la nature de cet espace exerce une influence décisive aussi bien sur le destin collectif de la Russie, c’est-à-dire sur l’histoire russe, que sur celui de l’individu russe, de son « âme », c’est-à-dire de sa sensibilité, et aussi sans doute de ses représentations. 5 Dans les premières pages du Destin de la Russie, Berdiaev écrit que l’une des principales caractéristiques nationales russes est la contradiction [6]. L’immensité russe doit donc être l’un des facteurs explicatifs majeurs de la dimension antinomique de la Russie. L ’histoire russe et l’espace russe Un espace exposé et protecteur 6 L’absence d’obstacles naturels fait de l’espace russe une terre ouverte aux invasions : 7 Pendant longtemps, il fallait défendre la Russie des ennemis qui l’attaquaient de tous côtés. Des vagues venues de l’Est et de l’Ouest menaçaient de l’engloutir [7]. 8 En même temps, l’étendue de la Russie assure sa sauvegarde : 9 L’immense terre russe, large et profonde, tire toujours l’homme russe d’affaire, le sauve [8]. 10 À la différence de l’homme occidental qui est le gardien de sa terre, l’homme russe est protégé par elle : 11 L’Allemand sent qu’il ne sera pas sauvé par l’Allemagne, c’est lui qui doit la sauver. Le Russe, quant à lui, pense que ce n’est pas lui qui sauvera la Russie, mais qu’il sera sauvé par elle [9]. 12 Cette protection offerte par l’espace russe explique la force du « culte de la terre [10] », de « la petite-mère Russie » : l’homme russe « confond et assimile presque sa mère-terre avec la mère de Dieu et compte sur son intercession [11] ». 13 Selon Berdiaev, la confiance dans sa terre donne à l’homme russe une assurance parfois excessive. Si le Destin de la Russie est publié en 1918, les chapitres qu’il contient sont en réalité des articles qui ont été composés entre 1914 et 1917, c’est-à-dire avant que la guerre ne soit achevée. On y voit Berdiaev inquiet, car « même dans cette guerre terrible où l’État russe est menacé, il n’est pas facile de faire prendre conscience à l’homme russe de ce danger » : celui-ci « se réconforte en pensant qu’il a encore derrière lui des espaces immenses qui le sauveront, il n’est pas très effrayé, et il n’est pas trop tenté de faire des efforts excessifs [12] ». Un espace garant de liberté et générateur de despotisme 14 L’une des antinomies principales qui, pour Berdiaev, caractérise le peuple russe est celle qui oppose « despotisme, hypertrophie de l’État » d’une part, « anarchisme, penchant pour la liberté » de l’autre [13]. Cette contradiction s’explique par la nature de l’espace russe. 15 D’un côté, son immensité permet toujours de fuir, c’est-à-dire d’échapper à l’autorité, qu’elle soit civile ou religieuse : 16 Les Russes sont des gens qui courent tout le temps et des bandits de grand chemin. Ils sont aussi des pèlerins errants [????????] qui cherchent la vérité divine. Les pèlerins errants refusent de se soumettre aux autorités [14]. 17 En 1984, Dmitri Likhatchev, l’un des meilleurs connaisseurs de la culture médiévale russe, publie des Remarques sur ce qui est russe. On trouve dans ce livre un chapitre intitulé « Les larges espaces et l’espace ». À l’instar de Berdiaev, Likhatchev écrit que « le large espace a toujours possédé les cœurs russes ». 18 Il remarque que « l’enthousiasme pour les espaces » est présent dans la littérature russe depuis ses origines, en particulier « dans presque tous les ouvrages de la période la plus ancienne des XIe-XIIIe siècles ». Il évoque notamment Le dit d’Igor où les événements « embrassent des étendues énormes ». 19 Likhatchev rapporte un certain nombre de termes russes dont la traduction est délicate parce qu’ils comprennent une représentation spatiale. Le premier d’entre eux est ???? qui dit « la liberté unie au large espace, à un espace qui n’est limité par rien » : 20 ????, ce sont des grands espaces sur lesquels on peut aller sans fin, errer, se laisser porter par le cours de grandes rivières sur de grandes distances, respirer un air libre, l’air des lieux ouverts, inspirer largement le vent dans sa poitrine, sentir au-dessus de soi le ciel, avoir la possibilité de se déplacer dans toutes les directions – selon ce qui vous passera par la tête. 21 Si Likhatchev ne voit dans l’espace russe qu’un facteur de liberté, il en va tout autrement de Berdiaev. 22 En effet, aux yeux de ce dernier, l’immensité de l’espace russe, pour être organisée, appelle un État aux dimensions analogues : 23 La situation géographique de la Russie était telle que le peuple russe fut contraint de former un État immense. 24 Or, seule une très forte centralisation et un pouvoir despotique peuvent maintenir ensemble un État couvrant des étendues si vastes : 25 L’établissement du pouvoir de l’État sur les immenses espaces russes s’accompagnait d’une terrible centralisation, de la soumission de l’ensemble de l’existence à l’intérêt de l’État, et de l’écrasement des individualités et des forces sociales libres [15]. 26 Pour illustrer la pensée de Berdiaev et le degré de centralisation auquel était parvenu l’Empire russe, on peut considérer Le révizor de Gogol. Aucun des personnages de la pièce ne doute que le tsar puisse directement diligenter un inspecteur dans l’une des villes les plus insignifiantes de l’État ; en retour, le petit propriétaire terrien Bobtchinski demande au révizor qu’il fasse connaître son existence à la capitale et jusqu’au tsar lui-même. 27 – Je vous le demande humblement, quand vous irez à Pétersbourg, dites là-bas à tous les gens importants, sénateurs et amiraux, que voilà, votre grandeur ou votre excellence, dans telle ville habite Piotr Ivanovitch Bobtchinski. Dites bien ceci : habite Piotr Ivanovitch Bobtchinski. […] – Et s’il se trouve que vous voyez l’empereur, dites-lui aussi que, voilà, Votre Majesté impériale, dans telle ville vit Piotr Ivanovitch Bobtchinski [16]. 28 Ainsi, aux yeux de Berdiaev, la nature despotique de l’État russe découle d’une géographie plutôt que d’une histoire. Et la pérennité de cette « situation géographique » fait que sa nature n’a jamais pu être changée : 29 Le renoncement à la création historique […] était exigé par l’État russe, par ses gardiens et ses protecteurs [17]. L ’âme russe et l’espace russe Un espace offert et épuisant 30 La grande plaine russe, dans son uniformité, n’oppose aucun résistance à celui qui veut l’occuper : 31 Les espaces immenses se donnaient facilement à l’homme russe [18] […]. 32 Pourtant, son immensité même constitue un obstacle majeur : 33 […] mais il n’était pas facile d’organiser ces espaces dans le cadre du plus grand État du monde, d’y maintenir et d’y défendre un ordre [19]. 34 Selon Berdiaev, la mise en place et le maintient de son État mobilise toutes les forces du peuple russe : 35 Les dimensions de l’État russe imposaient au peuple russe une tâche presque au-dessus de ses forces […]. Et dans la tâche immense qui consiste à créer et à protéger son État, le peuple russe a épuisé ses forces. […] Toute l’activité extérieure de l’homme russe allait uploads/Geographie/ la-terre-russe-selon-nicolas-berdiaev-ou-les-limites-qu-x27-impose-l-x27-espace-illimite.pdf

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