Vincent Cespedes − « La Ville dans l’homme ». Matériaux pour une théorie de l’h
Vincent Cespedes − « La Ville dans l’homme ». Matériaux pour une théorie de l’habité 1 « La ville dans l’homme » Matériaux pour une théorie de l’habité (Journées d’Esthétique d’Oran, Algérie, 9 juin 2009) Vincent Cespedes* Je tiens tout d’abord à vous remercier chaleureusement, c’est un plaisir infini d’être parmi vous. Je remercie l’Université d’Oran, le Pr Benmeziane, tous ses collègues, les traduc- teurs... C’est un véritable plaisir, et c’est dans ce sens que la philosophie doit se développer : dans l’échange, l’interculturel, la rencontre des peuples, à une époque où les frontières se durcissent et où les murs se dressent partout dans le monde. À propos de « murs » : c’est une transition idéale pour parler de la ville ! J’aimerais juste lancer ce que j’appelle un « matériau » (c’est-à-dire des petites idées), pour inverser la vision que l’on a naïvement de la ville. On dit souvent : « L’homme habite dans la ville », « l’homme est au cœur de la ville »... Dans ce langage commun, la ville est le contenant, le réceptacle, et l’homme est le contenu. On dit encore que la ville est le miroir de l’homme, la ville est la mémoire de l’homme. Aujourd’hui, j’aimerais essayer d’inverser cette vision des choses − vision réaliste, largement étudiée par les sociologues. J’aimerais inverser le rapport en disant : bien sûr, l’homme est dans la ville, mais la ville est aussi dans l’homme. Bien sûr, l’homme est au cœur de la ville (la ville comme production de ses désirs, de sa culture, de sa langue, de ses traditions, des us et des coutumes), mais la ville est également au cœur de l’homme. Je vou- drais esquisser cette théorie de « la ville dans l’homme ». * Vincent Cespedes est philosophe et romancier. Il a fondé et il dirige la collection « Philosopher », aux Éditions Larousse. Son website : www.VincentCespedes.net Vincent Cespedes − « La Ville dans l’homme ». Matériaux pour une théorie de l’habité 2 Je tire cette expression paradoxale d’un poète brésilien, Ferreira Gullar, qui écrit ces vers magnifiques : La ville est dans l’homme Presque comme l’arbre vole Dans l’oiseau qui le quitte Nous allons faire de la philosophie dans sa dimension démiurgique, poétique – la vraie philosophie, à mon sens ! Dans ces vers, ce qui est intéressant, c’est le « presque comme ». « La ville est dans l’homme presque comme... » On n’est pas dans la métaphore, la comparai- son ou l’analogie, sinon il aurait écrit : « comme » ! « La ville est dans l’homme comme l’arbre vole dans l’oiseau qui le quitte » : une belle métaphore poétique. Mais il dit : « presque comme ». Quand l’oiseau quitte l’arbre, il prend dans son cœur quelque chose de l’arbre, et l’arbre continue de voler dans l’oiseau qui quitte sa branche. J’aimerais montrer comment cela s’applique à la ville. Ça paraît fou ! On a l’impression d’être dans une rationalité différente ; on n’est pas habitué à une telle conception. J’aimerais la démontrer − si ce n’est de façon radicale et objective, tout du moins essayer de vous donner des éléments, et peut-être y aura-t- il des travaux futurs issus de cette lancée... Comment l’homme peut-il contenir la ville ? Lui qui habite dans la ville, comment peut-il contenir ce qui le contient ? On a tout de suite l’idée vague du souvenir, de la mémoire : je me souviens de ma ville natale, des villes que j’ai traversées... C’est incontestable, et l’on va le voir ensemble ; mais peut-on toutefois dépasser la mémoire ? la ville qui ne serait dans l’homme que pur souvenir ? Peut-on aller plus loin et montrer que, réellement, il y a de la ville en l’homme autrement que par des traces mnésiques ? On pense aussi spontanément à la culture. Quand vous venez d’une ville, vous en portez la tonalité (qui n’est pas la même que celle d’une ville voisine) : un parler ou un argot différents, une culture différente, des plats cuisinés typiques de votre ville. Mais peut-on aller plus loin qu’une coloration culturelle que la ville apporte à tout un chacun ? Voilà pourquoi nous ne sommes pas dans une « théorie de l’habiter » (c’est-à-dire de l’action d’habiter quelque part), mais dans une « théorie de l’habité » : nous parlons de Vincent Cespedes − « La Ville dans l’homme ». Matériaux pour une théorie de l’habité 3 l’homme qui est habité par la ville, comme on dit « possédé », « hanté » ; comme si la ville l’obsédait. Le paradoxe, donc : comment l’homme peut-il être habité par son habitat ? Com- ment l’homme peut-il avoir au plus profond de lui-même ce qui normalement le contient, ce qu’il fabrique − la ville ? Si j’arrive à démontrer ma thèse, ou du moins à en forger l’idée, on pourra dire : « Je suis à Oran » ou « Je suis d’Oran » (si c’est ma ville natale), mais aussi : « Je suis Oran ». « Je suis – un peu, modestement – Oran ». « Il y a un peu d’Oran en moi » ! Je vais développer mon point de vue en cinq temps : 1/ La ville-souvenir ; 2/ La ville-énergie ; 3/ La ville-semence (graine) ; 4/ La métaville ; 5/ La ville-shaker (le shaker, qui permet de mélanger des cocktails). Notre enjeu consiste à montrer qu’il n’y a pas qu’une pénétration de l’homme dans la ville, mais plutôt une compénétration, une pénétration des deux côtés. L’homme entre dans la ville, est (contenu) dans la ville, mais aussi la ville entre en l’homme. Compénétration : ça va dans les deux sens. Et cette idée pourrait avoir des implications fécondes en économie, en urbanisme, en sociologie. 1. La ville-souvenir C’est ce qu’on imagine immédiatement en entendant parler de « la ville dans l’homme ». Je vais suivre trois pistes. Le souvenir objectif, tout d’abord. Le souvenir qui ne dépend pas de moi, mais des choses. Ce sont les vestiges du passé. Par exemples, les traces des différentes vagues d’habitants – les Égyptiens de l’époque pharaonique, qui laissent des ruines somptueuses ; les Espagnols et les Français, qui ont marqué l’architecture d’Oran... On parle de « sédimenta- tions », comme des strates différentes qui se déposent sur la ville. Et on les reconnaît : archi- Vincent Cespedes − « La Ville dans l’homme ». Matériaux pour une théorie de l’habité 4 tectures mauresque ou carthaginoise, bas-reliefs puniques... Les influences architecturales ou artistiques forment une sorte de palimpseste, comme sur un parchemin où l’on écrit un texte sur un texte antérieur, qui transparaît. Une ville est une accumulation de palimpsestes, de strates différentes qui se superposent. Dans le souvenir objectif, il n’y a pas que les vestiges ou les ruines : il y a aussi l’histoire de la ville. Elle a tout un passé, qui existe sous forme architecturale, mais aussi dans la mémoire transmise de générations en générations. Prenons des cas extrêmes, très parlants. On ne peut plus aller aujourd’hui à Auschwitz (« Oświęcim », en polonais) comme on y allait au début du XXe siècle. Il y a une mémoire – qui peut être douloureuse, traumatisée – impré- gnée dans la ville. On pourrait parler de Verdun, de Sarajevo, etc. : toutes les villes ont une histoire-mémoire que l’on ressent dans les habitants qui la vivent, dans la mythologie et les légendes qu’ils véhiculent sur leur propre ville ; tout cela fonde une sorte de souvenir objectif. Tout le monde se met plus ou moins d’accord sur les évènements passés. La ville peut être une blessure, une faille dans l’être humain, et elle peut laisser des traces sur lui. (Nous ne sommes pas encore « dans l’homme », mais nous sommes déjà « sur l’homme ».) Passion au deuxième type de souvenir : le souvenir subjectif, qui dépend réellement de moi. Là, les psychologues nous ont balisé le terrain, ainsi qu’Henri Lefebvre, Henri Laborit... Il y a évidemment des évènements personnels que l’on vit dans la ville, et qui restent en nous. Quand je vis une histoire d’amour ou de déchirure, ou quand je vis un deuil, ces souvenirs émotionnellement très forts sont liés à la ville dans laquelle je les vis. La ville est comme un cadre pour mes souvenirs ; et la première chose que je dis en me remémorant un souvenir poignant, c’est : « Ça a eut lieu à Tlemcen, ou à Paris... » Votre propre mythologie commence d’ailleurs à l’endroit où vous êtes né, même si vous ne connaissez rien de la ville de votre naissance. « Je suis né là » : c’est déjà une mythologie qui commence et qui est, pour le coup, tout à fait personnelle. Et puis, dans les souvenirs subjectifs, il y a les parfums, l’ambiance − la Stimmung, diraient les phénoménologues : l’atmosphère d’une ville ! La « dolce vita » romaine, avec ses fontaines... Ce n’est pas la fontaine qui uploads/Geographie/ la-ville-dans-l-x27-homme.pdf
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- Publié le Sep 20, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
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