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HAL Id: hal-00879629 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00879629 Submitted on 4 Nov 2013 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Les Bretons, des ” nègres blancs ” ? Ronan Le Coadic To cite this version: Ronan Le Coadic. Les Bretons, des ” nègres blancs ” ?. Ronan Le Coadic. De la domination à la reconnaissance : Antilles, Afrique et Bretagne, Presses universitaires de Rennes, pp.349-366, 2013. ￿hal-00879629￿ Les Bretons, des « nègres blancs » ? RONAN LE COADIC Le Breton, « c’est le nègre de la France », écrivait en 1903 le poète polémiste Laurent Tailhade dans un numéro de la revue satirique L’Assiette au Beurre entièrement consacré au « peuple noir », c’est-à-dire aux Bretons1. Peut-on, pour autant, parler de « nègres blancs » à propos des Bretons comme on a parlé de white niggers aux États-Unis ? Les travaux de sciences sociales menés depuis une trentaine d’années dans les pays anglo-saxons sur lawhiteness (l’identité « blanche ») soulignent que celle-ci ne constitue pas davantage une donnée naturelle que l’identité « noire » mais qu’il s’agit, au contraire, d’une construction idéologique liée au statut social, qui permet de justifier la discrimination de ceux qui sont considérés comme non-Blancs2. 1TAILHADE L. et TORENT, « Le peuple noir : la Bretagne », L’Assiette au beurre, 3 octobre 1903, no 131, p. 2201-2216. 2Cf., notamment, ROEDIGER D.R., The Wages of Whiteness: Race and the Making of the American Working Class, London, Verso Books, 1991 ; MORRISON T., Jouer dans le noir: blancheur et imagination littéraire, traduit par Pierre ALIEN, Paris, C. Bourgois, 1993 ; IGNATIEV N., How the Irish became white, New York london, Routledge, 1995 ; ROGIN M.P., Blackface, white noise: Jewish immigrants in the Hollywood melting pot, Berkeley Los Angeles London, University of California press, 1996 ; BERNARDI D., The Birth of Whiteness: Race and the Emergence of U.S. Cinema, Rutgers University Press, 1996 ; DYER R., White, London New York, Routledge, 1997 ; LAZARRE J., Beyond the Whiteness of Whiteness: Memoir of a White Mother of Black Sons, Duke University Press, 1997 ; BABB V.M., Whiteness visible: the meaning of whiteness in American literature and culture, New York, New York university press, 1998 ; JACOBSON M.F., Whiteness of a Different Color: European Immigrants and the Alchemy of Race, New edition., Harvard University Press, 1999 ; HOLLINGER D.A., Postethnic America: beyond multiculturalism, 10th anniversary ed., revised and updated., New York, BasicBooks, 2000. LES BRETONS, DES NEGRES BLANCS ? 2 Les catégories fondées sur des caractéristiques phénotypiques sont arbitraires et c’est ainsi que, dans un processus de hiérarchisation sociale, les Irlandais émigrés aux États-Unis ont pu, au XIXe siècle, être assimilés aux Noirs. Venant d’une île où ils étaient colonisés et considérés comme la plus basse catégorie de l’humanité, les Irlandais qui migrèrent aux États-Unis, cantonnés dans les premiers temps de leur installation aux mêmes quartiers que les Noirs — avec lesquels ils semblent s’être d’abord bien entendus, avoir noué divers échanges et conclu des mariages mixtes —, se sont aperçus qu’ils ne pourraient progresser dans l’échelle sociale qu’en se détachant complètement des Noirs : pour devenir pleinement white, il leur fallait donc traiter les Noirs avec plus de brutalité encore que ne le faisaient les natifs1. Les Bretons ont-ils vécu une histoire quelque peu comparable à celle des white niggers ? Cette piste de recherche nous a été suggérée par Pap Ndiaye, spécialiste de la condition noire aux États-Unis et bon connaisseur de la Bretagne. Nous la suivrons avec prudence, tant les destins des Noirs, des Irlandais et des Bretons paraissent, de prime abord, incomparables. Nous chercherons d’éventuels éléments de rapprochement entre ces peuples si différents en examinant successivement quelques éléments d’histoire sociale (« une misère noire »), de représentations sociales (« les ténèbres ») et de stratégie identitaire (« montrer patte blanche »). Une misère noire Paupérisation La Bretagne connaît au XIXe siècle un « effondrement économique quasi- généralisé »2. Son économie maritime est, en effet, totalement désorganisée par les guerres menées contre l’Angleterre de 1793 à1815 et son industrie se trouve en situation critique : Les industries maintenant mortes de l’Armorique continentale ont été resserrées et finalement étouffées dans d’étroites bandelettes qu’imposaient les lois physiques et l’état social du pays, et les industries qui vivent ou plutôt qui végètent de nos jours n’ont pu secouer la même sujétion, à la réserve de celles que l’État français a importées[…].La grande industrie a avorté dans l’œuf malgré ses 1IGNATIEV N., How the Irish became white, op. cit. 2CORNETTE J., Histoire de la Bretagne et des Bretons : Tome 2, Des Lumières au XXIe siècle, Seuil, 2005, p. 225. Figure 1 : Le Noir et l’Irlandais Harper’s Weekly, 1876 LES BRETONS, DES NEGRES BLANCS ? 3 appels à la main-d’œuvre étrangère, et la petite industrie ne tient qu’un rang bien modeste dans le pays demeuré presque exclusivement rural1. Reste l’agriculture, qui s’est nettement développée mais dont les progrès « apparaissent très relatifs si on les compare avec ceux d’autres régions au même moment »2. Est-ce suffisant pour nourrir une population en plein essor ? La Bretagne du XIXe et du début du XXe siècle est, en effet, prolifique : son taux de fécondité est régulièrement supérieur à la moyenne nationale : il atteint 27 ‰ dans les années 1880-1890, contre une moyenne française de 23 ‰, et 23,6 ‰ en 1911, contre une moyenne française de 19 ‰. Sur la période qui va de 1872 à 1911, l’excédent des naissances sur les décès est de 657 000 et, globalement, sur l’ensemble du siècle, la population bretonne augmente d’un million d’habitants. Il en résulte une forte densité de peuplement : elle monte à 81 habitants au kilomètre carré en Bretagne en 1846, contre 67 habitants au kilomètre carré pour la moyenne française3. Afin de tenter de subvenir à leurs besoins, les Bretons défrichent massivement et multiplient les créations de petites exploitations agricoles dont le rendement est faible et qui offrent, par conséquent, des revenus fort modestes. Fragilisation de l’économie et pression démographique combinées entraînent la montée de l’indigence et de la mendicité, sur lesquelles les témoignages abondent. En 1814, écrit Arsène Bienvenue, « on voyait encore des malheureux, par bandes de trois à quatre mille », dont quelques-uns « succombaient et tombaient morts de faim sur les routes »4. En 1816, une disette amène « la moitié des populations de l’Arrée » à partir : On les voyait descendre par centaines le long des montagnes, puis déborder dans nos campagnes et nos villes ; hommes, femmes, enfants, tous pâles de faim et chantant, d’une voix lugubre, les complaintes de la Cornouaille. Cette irruption d’hommes à besace et à chapelets fut quelque chose d’impossible à dépeindre, c’était à faire dresser les cheveux et à mouiller les yeux de pitié5. « Dès que vous arrivez quelque part, les mendiants se ruent sur vous et s’y cramponnent avec l’obstination de la faim », écrit Flaubert en 18476. Certes, on est très loin de la Grande Famine irlandaise ; néanmoins, on comprend que l’appauvrissement de la péninsule ait pu pousser une partie de la population bretonne à émigrer. Émigration L’émigration irlandaise au XIXe siècle a été exceptionnellement massive : de 1815 à la Grande Famine, en effet, près d’un million d’Irlandais quittent leur île pour se rendre en Amérique du Nord7 puis, dans la décade 1845-1855, ils sont 1 800 000 à entreprendre cette migration8. L’émigration bretonne n’a jamais atteint 1VALLAUX C., La Basse-Bretagne: étude de géographie humaine, Genève Paris, Slatkine, 1980, p. 192. 2MONNIERJ.-J. et CASSARD J.-C. (dir.), Toute l’histoire de Bretagne: des origines à la fin du XXe siècle, 2e éd. rev. et corr., Morlaix, Skol Vreizh, 1997, p. 446. 3Ibid., p. 451-464. 4BIENVENUE A., Mémoires inédits, B. Fol, 104, cité par DURAND R., Le département des Côtes du Nord sous le Consulat et l’Empire : essai d’histoire administrative, Paris, F. Alcan, 1926, vol.2, p. 252. 5SOUVESTRE É., Les Derniers Bretons, Paris, Michel-Lévy frères, 1854, vol. 2, p. 42. 6FLAUBERT G., Voyage en Bretagne: par les champs et par les grèves, [1eéd.1885], Bruxelles Evry, Ed. Complexe, 1989, p. 199. 7IGNATIEV N., How the Irish became white, op. cit., p. 45. 8Ibid., p. 46. LES BRETONS, DES NEGRES BLANCS ? 4 une telle ampleur ; elle a, toutefois, été importante : 116 000 départs de 1851 à 1872, 126 000 de 1872 à 1891 et 210 000 de 1891 à 19111. Au point que certains contemporains n’hésitent pas à établir une comparaison : « des familles entières de la Basse-Bretagne, cette Irlande française, chaque année, arrivent à Nantes par bandes nombreuses »2. En 1911, ce sont uploads/Geographie/ les-bretons-des-na-gres-blancs-1.pdf

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