1 Géographie imaginaire de la Seine-Saint-Denis métropolitaine : Les passagers

1 Géographie imaginaire de la Seine-Saint-Denis métropolitaine : Les passagers du Roissy-Express de François Maspero « Cela ne voulait-il pas dire que le vrai centre était désormais dans le ‘’tout autour’’ ? »1 Aujourd’hui, les banlieues « parisiennes » se transforment au rythme de la métropolisation francilienne2. Le récit de François Maspero, Les passagers du Roissy-Express, datant de 1989, donne à voir les recompositions des espaces de la banlieue, notamment ceux de la Seine-Saint- Denis à l’heure de la « métropolisation » qui n’était pas même encore nommée et conceptualisée mais vécue. L’imaginaire géographique des auteurs y dépasse les images ordinaires du « 93 » en s’imprégnant de la quotidienneté, en montrant que la métropole est d’abord celle des habitants qui la pratiquent quotidiennement. Pour le géographe, il est intéressant de prendre en compte la dimension imaginaire, celle des représentations, car elle est « un levier de métropolisation »3. François Maspero a restitué un voyage métropolitain, de l’Aéroport de Roissy à Saint- Remy-les-Chevreuse, effectué avec son amie Anaïk Frantz à travers l’axe de la ligne B du RER. Le livre fut loué par la presse, la perspective sur les banlieues déclarée « originale ». En se déplaçant à travers les espaces pluriels de la banlieue, en logeant dans des hôtels proches des gares du parcours, François et Anaïk voyageront entre le 16 mai et le 01 juin 1989, à travers treize communes de la Seine-Saint-Denis en quinze jours (plus des deux tiers du livre) poursuivant leur voyage dans la banlieue sud. Les passagers du Roissy-Express travaille l’espace géographique de la Seine-Saint-Denis en déplaçant l’échelle du regard et en attestant de sa métropolisation caractérisée par une série de décisions politiques, notamment celle d’éloigner les peuples parisiens. Ce département, le « 93 » est spécifique lorsqu’on évoque la question de l’imaginaire géographique. Dès que le « 93 » est évoqué, un concentré des images les plus stigmatisantes dans l’imaginaire urbain français survient, les images médiatiques reviennent à la mémoire faisant de ce territoire le concentré des traits les plus négatifs de la société : « délinquance », « immigration », « jeunesse désœuvrée »…. Le lecteur est invité ici, armé du récit de Maspero, à avoir à l’esprit ses propres représentations de la Seine-Saint-Denis. Dans son histoire, le territoire est d’abord forgée par une série d’images qui qualifient le territoire : « faubourg », « banlieue noire », « banlieue rouge », « cités »4. Le récit enrichit la géographie des banlieues en y intégrant ce qui sera désigné ultérieurement par le nom de métropolisation en la comprenant comme des déplacements accrus des habitants, un dépassement des frontières, un emballement des expériences quotidiennes. L'hypothèse initiale est que l'imaginaire géographique enrichit la géographie même d'une part parce que de nouvelles dimensions sont dévoilées (représentations, quotidienneté), d'autre part, l'imaginaire, conçu comme l'ensemble des représentations des acteurs, est une donnée de la description géographique. Comment un récit littéraire peut-il travailler la géographie des banlieues ? A. L’imaginaire géographique de la Seine-Saint-Denis débordant les frontières héritées 1. François Maspero, 1990, p. 172. 2. Par exemple, Hervé Vieillard-Baron, 1993. 3. Dominique Pagès, 2010. 4. Annie Fourcault, 2002 2 Le récit de François Maspero restitue la géographie séquano-dyonisienne affectée par de nombreuses mutations à la fin des années 1980. Les passagers découvriront le département en deux temps : la Plaine de France et la petite couronne à partir du Blanc-Mesnil, dans un voyage qui les conduit à témoigner des effets de la métropolisation à l’œuvre. Des passagers géographes François et Anaïk partent pour un mois à travers la banlieue en essayant d’éviter soigneusement Paris. L’idée du voyage est venue de François s’apercevant de la difficulté à décrire ce qu’il en est dans les banlieues, si proches et si lointaines5. C’est sur le RER B, entre les stations Parc des Expositions et Villepinte, qu’il s’aperçut de l’étrangeté des formes de la banlieue « parce qu’il regardait cela comme un monde extérieur qu’il aurait traversé derrière le hublot d’un scaphandre ». Soudainement, la représentation quotidienne se rompt6 pour porter une attention profonde aux espaces de la Seine-Saint-Denis. Le voyageur ressent que ces paysages le concernent et l’interpellent. La géographie n’est jamais absente des ouvrages de François Maspero, ni même de sa carrière d’éditeur puisqu’il édita la revue Hérodote. Dans Les Passagers, il restitue un « savoir penser l’espace » particulier7. Le récit est géographique : itinéraires, usage distancié des cartes, goût des paysages urbains et sociaux. Un géographe, qu’ils rencontreront chez lui à Bourg-la- Reine8, accompagne leur voyage : « l’ami Yves Lacoste, le grand géographe, celui qui sait tout de la géostratégie et de la géopolitique », « capable de parler à la fois de géopolitique et de lire un paysage comme de retrouver chez Julien Gracq tous les secrets mêlés des plissements de l’écorce terrestre et des inquiétudes humaines »9. Ce dernier recommande deux compagnons de route, l’un spécialiste de la banlieue nord, Gilles, l’autre de la banlieue sud, Gérard, deux de ses étudiants. Gilles, « le facteur-géographe »10, récuse le titre de « géographe », se méfiant de tout discours. D'ailleurs, par son « intelligence des paysages et des êtres », par ses usages quotidiens, Gilles a rédigé un mémoire Géographie de la banlieue nord-est de Paris composé de cartes, de tableaux, avec peu de texte. La géographie se veut d’abord cartographique pour lui, même si les cartes sont partielles et « piégées » « dans le moment même où le géographe décide de les dresser »11. Bref, Gilles semble être un apprenti géographe prenant distance avec avec la géographie classique de la banlieue12. Les passagers du Roissy-Express tisse un espace géographique renouvelé et rend compte de la géographie des territoires vécus de la Seine-Saint-Denis. L’attention aux détails (y compris aux espaces publics), aux différents ordres de grandeur, les descriptions de paysages « naturels »13 ou humains fait du texte un récit proprement géographique et plus précisément géopolitique. Anaïk et François, en effet, sont sensibles aux frontières internes et externes, aux sédimentations historiques qui aident à comprendre le présent (Pour Yves Lacoste, la géographie n’est rien d’autre que l’histoire dans l’espace, et l’histoire, la géographie dans le 5. François Maspero, 1990, p. 12 6. « Les étendues secrètes à découvrir, elles étaient là, sous ses yeux, inconnues de ceux-là même qui les traversaient quotidiennement et souvent de ceux qui les habitaient : incompréhensibles espaces désarticulés de ce qui n’était plus une géographie et qu’il faudrait bien essayer de réécrire » Ibid, p. 28. 7. Yves Lacoste, 1976. 8. François Maspero, 1990, p. 308. Voir Lorot P.et Lacoste Y., 2010, p. 147-152. 9. Maspero, idem, p. 308 10. Ibid, p. 101 et suivantes 11. Ibid, p 103. 12. François Maspero semble distinguer trois géographies : une géographie universitaire, une géographie « anarchiste », une géographie médiatique et officielle (dont les outils sont les cartes d’orientation et les guides touristiques). 13. La Plaine de France se trouve resserrée entre les forêts de Montmorency et les buttes de l’ancienne forêt de Bondy, à l’est : un « détroit humain » de 15 kilomètres de largeur, se rétrécissant pour passer entre les buttes de Montmartre et celle de Chaumont (Maspero, idem, p.120). Du point de vue des paysages et de la géographie physique, là encore, la continuité Paris- Banlieue est visible, la métropole se confirmerait-elle dans les paysages ? 3 temps14). Le récit superpose plusieurs niveaux d’analyse : rue, ilot, quartier, ville, département, région, Europe… et même l’international (évocations des événements de Tienanmen). Enfin, le texte intègre les représentations des acteurs (habitants, usagers, élus, militants, Etat…). Le récit révèle un territoire qui se métamorphose. Un voyage métropolitain Le « passage des frontières » pourrait résumer la démarche du voyage. Même si François et Anaïk déclarent dire Adieu à Paris, le spectre parisien restera omniprésent. Nos passagers voyageant à travers le Réseau Express Régional tentent de faire comprendre pourquoi il y a eu d’une part Paris et de l’autre la banlieue. La métropole n’est pas comprise dans le sens de la continuité du bâti, mais bien comme élargissement de l’espace urbain et imbrications des territoires. Le récit commence par la décision de partir en « banlieue » sans retourner à Paris. François évoque plus d’une fois la possibilité irrésistible de retourner à Paris15. Lorsque les dysfonctionnements du RER B les y contraignent, « Le spectre du retour de la gare du Nord fait son apparition »16. Il ne les quittera pas jusqu’à ce qu’ils reviennent en voiture dans le centre de Paris avec une amie travaillant à Bondy : « Toute leur histoire est en train de s’écrouler, ils ne devaient à aucun prix revenir à Paris, pendant un mois, c’était la règle du voyage, la règle du jeu »17. Cette amie les a ramené à la réalité : « Rien ne sépare vraiment Paris et les banlieues ». Ne pas retourner à Paris, c’est décider de s’imprégner de la « banlieue », et surtout se dépayser de Paris, quitter les représentations parisiennes de la banlieue. Néanmoins, Paris et la Seine- Saint-Denis uploads/Geographie/ les-passagers-du-roissy-express-de-francois-maspero-geographie-imaginaire.pdf

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