1 Modèles de religiosité dans l’Ouest saharien (17e - 19e siècle) Faqîh, Sûfî e

1 Modèles de religiosité dans l’Ouest saharien (17e - 19e siècle) Faqîh, Sûfî et Shaykh Rahal Boubrik Rahal Boubrik, spécialiste d'histoire sociale et religieuse de l'Ouest saharien (Mauritanie et Sahara Occidental). Docteur en histoire, chercheur associé à l'Institut d'Histoire Comparée des Civilisations (Aix-en-Provence). Le Faqîh1 L’histoire de l’islamisation de la population du pays bidân, est longue et progressive ; elle commence avec les missionnaires Ibadites2 (ibâdiyyîn), se poursuit par les Almoravides et s’accomplit par les tribus arabes. Le processus de (ré) islamisation des tribus sahariennes est marqué par des étapes successives. L’islam, dans cette zone du monde islamique, est un islam Malikite3 fidèle à l’orthodoxie sunnite - au moins depuis le mouvement des Almoravides. Le Muwatta’4de Mâlik, le Mukhtsar5 de Khalîl, la Mudawwana6 de Sahnûn, la Risâla de Ibn Zayd7 et d’autres classiques de la tradition sunnite restent les corpus de référence qui font autorité dans le milieu lettré bidân. Le faqîh bidân était un “consommateur” des textes arabo-islamiques élaborés à l’extérieur du pays. Les sources des bibliothèques étaient des livres importés principalement du Maghreb et de l’Orient. Toutefois, les lettrés bidân ont enrichi ces textes classiques par leur propre travail intellectuel de l’exégèse (shurûh, sing., sharh), et des commentaires (hawâshî, sing., hâshiyya), pour les rendre accessibles à un large public. Cette opération ne se limite pas à une simple explication, mais est généralement une relecture accompagnée d’une interprétation de ces textes. Les shurûh de quelques lettrés sont devenus des corpus en eux-mêmes, enseignés dans les grandes universités maghrébines. Ce fut le cas de al-Futûh al-qawmiyya de ‘Abd Allâh And ‘Abd Allâh b. Ahmad Al-Walâtî (m. 1037-38H/1628-29) qui figurait dans le programme de la prestigieuse 1 Faqîh : jurisconsulte 2 Branche de mouvement Kharijite. 3 La doctrine malikite (al-madhhab al-mâlikî) est fondée par Mâlik b. Anas (m. 796). Cette école juridique fait partie des quatre doctrines qui règnent dans le monde musulman à côté du hanfisme, shafi‘isime et hanbalisme. 4 L’oeuvre principale de Mâlik b. Anas ; le livre donne un tableau de la Loi et du droit, du rite et de la pratique de la religion. Encyclopédie de l’Islam, t. VI, p. 248. 5 Ouvrage de Khalîl b. Mâlik, faqîh malikite d’Egypte mort au Caire en 1374. Le Mukhtasar traite de rituel, du statut personnel et de questions diverses. Voir Encyclopédie de l’Islam, t. IV, p. 996. 6 La Mudawwana est écrite par Abû Sa‘îd Abd as-Salâm, connu sous le nom de Sahnûn, un faqîh de Kairaoun (Tunisie) qui a vécu entre 777 et 855. Il a joué un rôle important dans l’introduction du Mâlikisme en Occident musulman. La Mudawwana fut écrite par Sahnûn à son retour de l’Orient. Voir Encyclopédie de l’Islam, t. VIII, p. 872-873. 7 Vécu entre 922-961, chef de l’école Mâlikite de Kairouan. 2 université d’al-Qarawiyyîn de Fès (ABI ‘ÀBD ALLÂH AT-TÂLIB MUHAMMAD W. ABÎ BAKR AS-SADÎQ 1981: 11)8. Les shurûh étaient souvent aussi un sujet de convergence et de débat théologique entre les fuqahâ’. Al-Hassan b. Arbîdî (m. 1122/1710) et le Sharîf al-Hâjj Hamâ Allâh (m. 1169/1755), Shaykh Muhand Bâba ad-Daymânî (m. 1860) et le qâdî Sabîr al-Arawânî, sont les personnages religieux du pays bidân qui, comme d’autres, ont critiqué quelques aspects des shurûh du Mukhtasar écrits par leurs collègues maghrébins ou orientaux (AL-MUKHTÂR W. HÂMIDÛN 1990: 12-13). Même si la production intellectuelle des lettrés bidân s’inscrit dans une tradition orthodoxe conservatrice, il existait des intellectuels qui ont entamé un travail de rénovation en critiquant parfois ouvertement leurs propres milieux lettrés. Lamjaydrî (m. 1788) était l’un de ces fuqahâ’ qui a critiqué violemment les doctrines traditionnelles et prôné un retour au Coran et à la Sunna comme unique source de réflexion. L’initiative de Lamjaydrî n’est pas passée inaperçue et il devint la cible de critiques violentes de la part des autres fuqahâ’, notamment de son ancien maître al-Mukhtâr w. Bûna aj- Jakanî (m. 1805) et de Abd Allâh w. al-Fâdil (m. 1794). Tous les deux ont consacré divers écrits à réfuter les idées de Lamjaydrî (OULD ABDALLAH 1992-1993: 143 et f.) ; de plus, Muhammad ‘Abd Allâh w. al-Bukhârî (m. 1315/1897) inscrit la confrontation entre Lamjaydrî et ces fuqahâ’ dans le cadre de l’opposition entre les partisans de ‘ilm az-zâhir (science exotérique) et ‘ilm al-bâtin (science ésotérique), ou encore entre fuqahâ’ et sûfî ; nous développerons ce sujet ultérieurement. Le deuxième personnage qui a entamé une oeuvre de novation, plus réfléchie et plus conciliante avec le milieu traditionnel, est Muhammad al-Mâmî (m. 1865). Alors que la vie intellectuelle est dominée par le conformisme et l’imitation (taqlîd)à tel point qu’un grand savant comme an-Nâbigha al-Ghallâwî (m. 1829) interdit tout recours à l’ijtihâd 9 (AN- NAHWI 1988: 197), Muhammad al-Mâmî va procéder à un travail novateur (tajdîd) en faisant référence à un hadîth du Prophète : « Dieu envoie au début de chaque siècle un rénovateur (mujaddid) ». Il emploie dans sa démarche la méthode du takhîrîjj (ijtihâd relative) et du tarjîh (préférence), deux principes de la science de l’ijtihâd. En même temps, il critique les partisans d’une conformité totale avec les textes (Coran et hadîth) et qualifie leur obstination d’erreur (zalâl) (MUHAMMAD AL-MÂMÎ 1995: 39). Muhammad Al-Mâmî a plaidé pour le droit à l’ijtihâd et l’adaptation de la législation islamique au contexte historique et social : « Si un qâdî arrive dans un pays, il ne faut pas qu’il donne des fatwâ avant de connaître les coutumes des habitants de ce pays » (ibid.: 11.). Le souci majeur de Muhammad al-Mâmî est la recherche de lois qui conviennent à la nature, aux habitudes, aux nécessités et aux conditions de vie bédouines. Kitâb al-bâdiyya "le livre du désert" illustre l’esprit même de la pensée de Muhammad al-Mâmî dans ce domaine, puisqu’il tente de répondre aux questions importantes liées à la société bédouine bidân. Ce livre « constitue probablement la tentative de synthèse la plus originale en matière de fiqh qui a été entreprise par un juriste maure » ( OULD CHEIKH 1985: 804). Centres urbains Nous remarquons donc que la vie religieuse n’était ni statique ni homogène ; il y avait une dynamique interne malgré la tendance conservatrice qui dominait en général l’activité intellectuelle du pays. Nous centrerons maintenant notre étude sur le milieu lettré dans la partie orientale du pays : le Hawd. Parmi les cinq grandes écoles urbaines recensées par al- Mukhtâr w. Hâmidûn dans le pays bidân (AL-MUKHTÂR W. HÂMIDÛN 1990: 198 f.), deux se trouvent dans la partie orientale, à Walâta et à Tîshît. Par ailleurs, de nombreuses 8 dorénavant Fath ash-Shakûr. 9 L’ijtihâd est un effort intellectuel pour répondre aux questions dont le Coran ou la Sunna ne traitent pas. 3 mahdra et écoles bédouines commencent à affleurer depuis que ces villes ont perdu leur rôle dans le commerce transsaharien. L’école de Walâta a été fondée par Yahya al-Kâmil, l’ancêtre des Lamhâjîb, cette même tribu qui monopolisait les fonctions religieuses importantes dans la ville. Walâta était un grand centre intellectuel dans la région et également un carrefour culturel entre Tombouctou, Twât et le reste du pays, notamment Shangîtî et Tîshît. Les échanges intellectuels mutuels entre Tombouctou et Walâta étaient courants. Le cas de la famille des Aqît illustre l’interaction culturelle dans cet espace bidân et soudanais. Dans cette famille, figurent les personnages religieux les plus réputés dans la région. C’est en son sein que fut recruté le qâdî de Tombouctou, poste important dans la vie politique de la ville comme le note al-Fattâsh : « Tombouctou, en ce temps-là, [entre le 15ème et le 16ème siècle] n’avait pas d’autre magistrat que le magistrat chargé de rendre la justice ; elle n’avait pas de chef, ou plutôt c’était le câdi qui était le chef de la ville et qui seul possédait le droit de grâce et de châtiment » (KATI 1964: 314 franç.)10. Les échanges culturels entre les deux centres s’opèrent à travers des voyages de lettrés de Walâta à Tombouctou et vice-versa. Dans la ville de Tombouctou s’est constituée une communauté des gens de Walâta et de Tîshît, probablement dans le cadre de l’organisation du commerce transsaharien au sein duquel il existait une élite savante ayant réussi à acquérir une notoriété à Tombouctou. As-Sa‘dî cite plusieurs lettrés originaires de Walâta qui ont occupé des fonctions religieuses décisives dans la ville, depuis l’empire du Mali : « Le jurisconsulte El-Hâdj, grand-père du Qâdî Abderrahman-ben Abou-Baker-El-Hâdj-Il, fut investi des fonctions de qâdî de Tombouctou dans les dernières années de la dynastie des gens de Melli. Le premier il ordonna de lire la moitié d’un hizb du Coran comme enseignement. Cette lecture avait lieu dans la mosquée de Sankoré après la prière de l’asr et après la prière du soir » (SAADI ABDERRAHMAN BEN ABDALLAH BEN IMRANE BEN AMIR 1981: 45 franç.)11. As-Sa‘di mentionne également la mort à Tombouctou de ‘Ali b. Abî Bakr b. Sihâb al-Walâtî en 1605, qualifié ainsi par l’auteur : « Le vertueux, le saint, le dévot, l’éminent, l’auteur de miracle, le jurisconsulte (...) né et élevé à Tombouctou » (Târîkh as- Sûdân: 330 franç.). Cette communauté, intégrée dans la uploads/Geographie/ modeles-de-religiosite-dans-l-ouest-saha 1 .pdf

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