LE CORPS-MARCHÉ CÉLINE LAFONTAINE LE CORPS-MARCHÉ La marchandisation de la vie
LE CORPS-MARCHÉ CÉLINE LAFONTAINE LE CORPS-MARCHÉ La marchandisation de la vie humaine à l’ère de la bioéconomie ÉDITIONS DU SEUIL 25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe Cet ouvrage est publié dans la collection « La Couleur des idées » isbn 978-2-02-116299-8 © Éditions du Seuil, avril 2014 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.seuil.com Remerciements Le projet de ce livre est né dans le cadre d’un long séjour à l’Institut d’études avancées de Nantes. Je remercie la direction et l’ensemble de mes collègues, plus particuliè rement Clarisse Herrenschmidt et Joseph Tonda qui, dans le cadre de nos longues discussions, ont grandement nourri ma réflexion. Je tiens à exprimer ma reconnaissance à l’endroit de la professeure Melinda Cooper qui m’a généreusement donné accès au manuscrit de son dernier ouvrage écrit en collabo ration avec Catherine Waldby. Ce livre leur doit beaucoup. Que mon collègue et ami, le philosophe Jean Robillard, soit assuré de toute ma gratitude pour ses critiques et ses commen taires qui m’ont permis d’améliorer le texte final. Je veux aussi remercier très sincèrement mes assistants de recherche Didier Fayon et Amandine Vassaux. Outre sa participation à l’ensemble des étapes de cette recherche, Amandine a relu et corrigé le manuscrit en entier. Je lui en suis très reconnais sante. Finalement, mes pensées se tournent vers ma famille, d’abord mes parents, Jeannette Dufour et Albert Lafontaine, qui sont encore et toujours une source d’inspiration pour moi. Et bien sûr mon mari, Yan Breuleux, et ma fille, Marguerite, qui m’ont accompagnée dans cette longue aventure. À Yan 11 Introduction Pour exister il faut être une matière première : être, c’est « être-matière-première » – telle est la thèse métaphysique fondamentale de l’industrialisme. Günther Anders 1 Contrairement à l’adage populaire selon lequel « la vie n’a pas de prix », dorénavant, dans le monde globalisé du capita lisme triomphant, rien n’échappe au calcul marchand. Depuis longtemps déjà, les compagnies d’assurances et les décideurs publics disposent d’outils statistiques complexes leur permettant de chiffrer la valeur économique d’une vie individuelle. Créés selon des logiques comptables, les algorithmes servant à fixer le montant de la prime versée à la suite d’un décès varient selon les causes et les circonstances de la mort 2. Au-delà des débats d’économistes sur les indicateurs et les méthodes élaborées 1. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, t. 2, Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, trad. fr. Chris tophe David, Paris, Fario, 2011, p. 33. 2. Luc Baumstark, Marie-Odile Carrère, Lise Rochaix, « Mesurer la valeur de la vie humaine », Les Tribunes de la santé, vol. 21, n° 4, p. 41-55. le corps-marché 12 pour mesurer ce prix, une chose toutefois est certaine : toutes les vies humaines n’ont pas la même valeur. Ainsi, les proches des victimes des attentats du 11 septembre 2001 ont reçu du gouvernement américain une somme de 2 millions de dollars en compensation financière pour la perte d’un être cher, tandis qu’en 2012 les victimes des tirs d’un soldat américain sur des civils afghans ont obtenu pour leur part 50 000 dollars 1. Relevant de la géopolitique internationale, l’exemple est frappant, mais pourtant trop évident, voire presque banal, tant les inégalités de ce genre sont répandues. Ce livre ne traite pas de la valeur statistique de la vie humaine ni des enjeux relatifs à la comptabilisation écono mique des naissances et des décès. La question de la valeur financière attribuée à la vie y est centrale, mais son point de départ est tout autre. Il s’agit d’analyser et de comprendre comment « la vie en elle-même », c’est-à-dire l’ensemble des processus biologiques propres à l’existence corporelle, est désormais au cœur d’une nouvelle phase de la globali sation capitaliste : la bioéconomie 2. Celle-ci peut se définir sommairement comme l’application des biotechnologies « à la production primaire, à la santé et à l’industrie 3 » afin d’accroître la productivité économique. À la fois matière 1. Agence France-Presse, « Tuerie en Afghanistan : des milliers de dollars donnés aux familles des victimes », L’Express, 25 mars 2012 ; dis ponible sur LExpress.fr. 2. L’expression « la vie en elle-même » est en fait une traduction du concept « the life itself » couramment utilisé dans le domaine de l’anthropologie médicale et des science studies pour désigner la tendance contemporaine à penser le corps et l’individualité à partir des processus biologiques à l’échelle moléculaire. 3. OCDE, La Bioéconomie à l’horizon 2030. Quel programme d’action ?, 2009, p. 19. Ce volumineux rapport de 366 pages fait suite à un projet lancé en grande pompe en 2006. introduction 13 première et force productive, le monde vivant dans son ensemble est, pour reprendre la formule de Günther Anders, « considéré comme une mine à exploiter 1 ». En tant que matière organique, le corps humain n’échappe pas à cette nouvelle mise en valeur économique du vivant. Décomposé en une série d’éléments (gènes, cellules, organes, tissus), il est à l’origine d’un immense marché. Les limites de son exploita bilité sont sans cesse repoussées par l’industrie biopharmaceu tique et la logique d’innovation qui gouvernent aujourd’hui la recherche biomédicale. C’est donc aux nouvelles formes de mise en valeur du corps humain portées par la bioéconomie que seront consacrées les pages qui suivent. Le titre du livre, Le Corps-marché, ne renvoie pas unique ment à la marchandisation du corps en pièces détachées. Certes, une grande partie de l’analyse présentée ici porte sur l’usage biotechnologique des éléments corporels en tant que ressource première pour l’industrie biomédicale. Cependant, le corps humain, dans sa vitalité biologique, occupe toutes les positions économiques : monnaie d’échange, matière première, force productive, outil d’expérimentation et objet de consommation. Plus fondamentalement encore, le corps-marché constitue l’infrastructure économique de la société postmortelle, dans laquelle le maintien, le contrôle, l’amélioration et le prolon gement de la vitalité corporelle sont devenus les garants du sens donné à l’existence 2. Dans ce contexte, le corps est à la fois un pur objet, une matière malléable, et le support de l’identité subjective. Le corps-marché représente ainsi la phase la plus 1. Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, t. 2, op. cit., p. 32. 2. Je me réfère ici à mon livre précédent, La Société postmortelle. La mort, l’individu et le lien social à l’ère des technosciences, Paris, Seuil, 2008. le corps-marché 14 achevée du capitalisme où chaque individu est conçu comme un entrepreneur devant investir dans son capital biologique. Parce qu’elle s’enracine dans les soubassements anthropolo giques les plus profonds – le désir d’échapper à la maladie, le rêve d’une jeunesse éternelle et la peur de la mort –, la bioéco nomie du corps humain est l’expression ultime du capita lisme qui se nourrit des promesses et des espoirs portés par les innovations biomédicales. La perspective adoptée ici n’est pas celle d’une économiste mais bien celle d’une sociologue qui cherche à comprendre les enjeux sociaux, politiques et culturels d’une nouvelle forme de mise en valeur du corps humain. Elle vise à mettre en lumière les ressorts économiques et financiers de la recherche bio médicale, trop souvent laissés dans l’ombre. La forte charge symbolique que mobilise la lutte contre le cancer, le traitement de l’infertilité ou la recherche de traitements contre les maladies dégénératives contribue en effet à rendre invisibles les mécanismes d’appropriation des éléments du corps humain et la privatisation des retombées de la recherche. L’invisi bilité sociale des processus économiques sur lesquels s’appuie l’innovation biomédicale relève sans doute un peu aussi d’un aveuglement volontaire. Et c’est bien là toute la force du néolibéralisme propre à la bioéconomie : rendre socialement légitime « l’usage humain des êtres humains 1 ». Conçu comme une vaste introduction aux enjeux de la bioéconomie du corps humain, ce livre s’ouvre sur un tour d’horizon historique qui remonte jusqu’aux origines de la 1. Je me réfère ici au sous-titre du livre de Norbert Wiener, Cyberné tique et société. L’usage humain des êtres humains, trad. fr. Pierre-Yves Mistoulon, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1971. À l’origine, cette expression renvoie à l’usage des potentialités de l’ordinateur dans l’organisation des sociétés. introduction 15 monnaie frappée. De nature spéculative, la thèse anthropolo gique liant le corps féminin à l’invention de la monnaie m’a servi de point de départ pour saisir l’ampleur des mutations à l’œuvre dans la bioéconomie. Elle peut paraître accessoire par rapport aux enjeux que représentent l’informatisation et le déploiement des biotechnologies, mais j’ai néanmoins souhaité situer l’analyse dans cette perspective afin de prendre une certaine distance face aux enjeux contemporains. Les lecteurs francophones découvriront plusieurs néologismes qui se veulent une traduction de concepts élaborés par des anthropologues et des sociologues d’expression anglaise. Car, il faut le souligner, la question de la bioéconomie est uploads/Geographie/ o-corpo-humano-comercializado.pdf
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- Publié le Dec 15, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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