Jean-Claude Michéa ORWELL, ANARCHISTE TORY suivi de À PROPOS DE 1984 Michéa Jea

Jean-Claude Michéa ORWELL, ANARCHISTE TORY suivi de À PROPOS DE 1984 Michéa Jean-Claude Orwell, anarchiste Tory suivi de A propos de 1984 Flammarion Maison d’édition : Climats © Climats, un département des éditions Flammarion, 1 995, 2000, 2003, et 2008 pour la présente édition. Dépôt légal : septembre 2008 Le liv re a été imprimé sous les références : ISBN : 97 8-2-081 2-1 7 38-6 Présentation de l’éditeur : Anarchiste tory, c’est-à-dire anarchiste conservateur, c’est ainsi que George Orwell se présentait parfois, lorsqu’il était invité à se définir politiquement. Mais suffit-il qu’une position politique soit inclassable pour être incohérente ? Cet essai s’efforce précisément d’établir qu’il est possible d’être l’un des analystes les plus lucides de l’oppression totalitaire sans renoncer en rien à la critique radicale de l’ordre capitaliste ; que l’on peut être à la fois un défenseur intransigeant de l’égalité sans souscrire aux illusions « progressistes » et « modernistes » au nom desquelles s’accomplit désormais la destruction du monde.En établissant la cohérence réelle de cette pensée supposée inclassable, cet essai met en évidence quelques-unes des conditions de cette indispensable critique moderne de la modernité, dont George Orwell est le plus négligé des précurseurs. DU MÊME AUTEUR Les intellectuels, le peuple et le ballon rond, Climats, 1 998, nouv elle éd. 2003. L’Enseignement de l’ignorance, Climats, 1 999, nouv elle éd. 2006. Les Valeurs de l’homme contemporain, (av ec Alain Finkielkraut et Pascal Bruckner), éditions du Tricorne – France Culture, 2001 . Impasse Adam Smith, Climats, 2002, rééd. Flammarion, coll. « Champs », 2006. Orwell éducateur, Climats, 2003. L’Empire du moindre mal, Climats, 2007 . Quelle époque terrible que celle où des idiots dirigent des aveugles. William Shakespeare NOTE DE L’ÉDITEUR Les œuvres d’Orwell à l’exception de 1984 sont ici citées d’après l’édition anglaise The Collected Essays, Journalism and Letters of George Orwell, Penguin books (4 volumes, 1970). La première édition de Orwell, anarchiste tory date en effet de 1995, date à laquelle la traduction française de ces quatres tomes était à peine engagée. Ce problème de traduction des essais de George Orwell en France est depuis réglé. Nous avons toutefois choisi avec l’auteur de conserver sa traduction, mais nous renvoyons naturellement le lecteur aux quatre tomes parus depuis. Les références utilisées dans le présent ouvrage correspondent quant à elles à l’édition originale de ces textes, présentée de la manière suivante : C.E. 1 : An Age Like This, 1920-1940 C.E. 2 : My Country Right or Left, 1940-1943 C.E. 3 : As I Please, 1943-1945 C.E. 4 : In Front of Your Nose, 1945-1950 Les notes appelées par une lettre se trouvent à la fin de chaque chapitre et peuvent être lues indépendamment. LE SENS DE LA LIBERTÉ ET DONC DU LANGAGE I La construction méthodique et patiente d’une nouvelle manière de parler est un des aspects les plus déroutants de l’univers décrit dans 1984. Mais il s’agit aussi d’un aspect essentiel s’il est vrai, aux yeux des maîtres de l’Océania, que « la Révolution ne sera complète que le jour où le langage sera parfait1 ». Cette perception du rôle joué par le langage dans l’institution d’une société totalitaire est incontestablement l’un des axes majeurs de la philosophie politique de George Orwell2. On ne peut cependant pas dire que les conséquences en soient toujours bien mesurées. La raison principale, à mon avis, est que nous avons l’habitude de lire 1984 en ignorant tranquillement les cheminements intellectuels qui l’ont précédé et qui seuls peuvent éclairer la complexité de son sens. Une appréciation exacte de l’œuvre orwellienne suppose donc le rappel de quelques données indispensables. 1 - Gallimard, « Folio », traduit par Amélie Audiberti, p. 80. 2- Ce mot doit être employ é av ec précaution, s’agissant d’un auteur dont la méfiance à l’égard des discours abstraits l’amena un jour à écrire que « la philosophie dev rait être interdite par la loi » (lettre à Richard Rees, 3 mars 1 949, C.E. 4, p. 539). II Orwell n’a jamais éprouvé la moindre fascination pour le mythe soviétique et ceci le distingue suffisamment d’une grande partie des intellectuels de son temps. L’influence d’un Marx semble même n’avoir joué aucun rôle dans sa conversion (assez tardive) au socialisme1. Cette dernière est fondamentalement la conséquence du séjour effectué à Wigan Pier, en 1936, et de la découverte qu’Orwell y fit de la condition ouvrière ; découverte dont Simon Leys résume parfaitement l’essence en écrivant qu’elle fut « immédiate et intuitive mais aussi définitive et totale2 ». L’adhésion d’Orwell aux valeurs de la Gauche doit donc très peu aux séductions du langage. Elle est plutôt l’effet d’une sorte de communion originaire, opérée dans l’ordre sensible et n’ayant pas exigé une médiation particulière des mots existantsA. Si Orwell s’est trouvé ainsi préservé de la tentation stalinienne, il faudra cependant l’épreuve espagnole pour qu’il ressente l’obligation d’en dénoncer la nature. Dans le Barcelone de mai-juin 1937, l’occasion lui fut en effet offerte (qui n’est pas fréquente pour un écrivain occidental) d’observer, dans des conditions d’une pureté expérimentale presque absolue, l’essence du « socialisme réel ». On aurait tort, néanmoins, sur la foi d’écrits plus tardifs (par exemple Why I Write, 1946) de faire remonter à cette époque sa prise de conscience du phénomène totalitaire. Ses lettres à Geoffrey Gorer expriment très exactement le niveau des conclusions qui étaient alors les siennes. D’une part il estime, avec Franz Borkenau, que « le Parti communiste est maintenant le principal parti contre-révolutionnaire3 ». Mais de l’autre il précise : « Après ce que j’ai vu en Espagne j’en suis venu à la conclusion qu’il est vain de vouloir être “antifasciste” tout en essayant de préserver le capitalisme. Le fascisme, après tout, n’est qu’un développement du capitalisme, et la démocratie la plus libérale – comme on dit – est prête à tourner au fascisme à la première difficulté […]. Si quelqu’un entendait collaborer avec un gouvernement capitaliste-impérialiste dans le cadre d’une lutte “contre le fascisme” (c’est-à-dire en fait contre un impérialisme rival) il ne ferait que permettre au fascisme de rentrer par la porte de derrière4. » Autrement dit, si Orwell est désormais en mesure d’affirmer que l’intransigeance envers les staliniens est le préalable de toute politique socialiste, il conserve intacte sa foi dans les paradigmes historiquement constitués de la gauche révolutionnaire, comme en témoigne encore sa tendance à répéter un peu partout qu’il n’y a en fin de compte entre la « démocratie bourgeoise » et le fascisme que la différence qui sépare Tweedledum et Tweedledee. Or le fait de refuser à la fois le fascisme et le stalinisme – même s’il est plutôt rare à l’époque – ne permet nullement à lui seul de comprendre la nature du totalitarisme. Pour former une « idée adéquate » de ce dernier, il faudrait en construire une définition génétique5, c’est-à-dire une définition qui ne permette pas seulement de décrire la plupart de ses propriétés mais qui énonce leur cause et formule la loi selon laquelle cette cause produit ses effets. Faute d’une telle définition Orwell n’est encore en 1937 qu’un gauchiste intelligent, plus radical certes que les trotskistes (il ne se raconte pas d’histoires sur l’« État Ouvrier dégénéré ») mais en retrait sur Borkenau dont il critique la propension croissante à s’éloigner des schémas de la gauche révolutionnaire6. Or la construction d’une théorie anti- totalitaire cohérente suppose précisément qu’on ait saisi ce qui, dans le fonctionnement idéologique de la Gauche constituée, peut conduire (et dans certaines conditions, conduit nécessairement) à l’édification de ces sociétés où elle ne songe pas à se reconnaîtreB. L’intelligence du fait totalitaire implique donc que l’on sache compléter la condamnation de ce qui, dans le modèle initial, a été « perverti » (travail qui, avec le temps, est à la portée de n’importe qui) par une interrogation critique sur le modèle lui-même. Et il faudra à Orwell beaucoup plus que l’expérience espagnole pour en arriver là. Notes [A] ... n’ayant pas exigé une médiation particulière des mots existants. Comme plus tard la relation fugitive, muette et cependant si marquante avec le jeune milicien italien rencontré dans la caserne « Lénine » à Barcelone7. Cette capacité de ne bien communiquer qu’au-delà des mots, et dans des conditions très privilégiées, doit assurément être mise au compte de la timidité de l’homme. Mais elle tient peut-être aussi à ce qu’il y a d’irréductiblement anglais dans Orwell : on songe à la merveilleuse définition, donnée par Borges, de ces « amitiés anglaises qui commencent par exclure la confidence et qui bientôt omettent le dialogue ». Il est nécessaire d’ajouter dès maintenant que ces dispositions d’esprit n’ont jamais conduit Orwell aux facilités du mysticisme et que « le goût des mots, de leur signification et leur usage précis8 » est décidément l’autre aspect du personnage. [B] ... l’édification de ces sociétés où elle ne songe pas à se reconnaître. L’idée d’une opposition entre la « Gauche » et la « Droite » peut constituer, dans certaines limites, un principe d’intelligibilité historique pertinent, à condition d’y voir uploads/Geographie/ orwell-anarchiste-tory-michea-jean-claude.pdf

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