Aux confins des montagnes arides et des steppes désertiques du Sud marocain son
Aux confins des montagnes arides et des steppes désertiques du Sud marocain sont disséminées des bibliothèques d’anciens manuscrits aux pouvoirs édifiants, qualifiés localement de « diamants ». Parés d’un prestige considérable, inscrits dans la géographie et comme partie prenante du paysage, assimilés à une ressource naturelle à haute valeur matérielle, les manuscrits savants suscitent prédation et convoitise. Ce sont pour cette raison des objets précautionneusement conservés, protégés et cachés. La transmission de leur contenu doit rester un mystère, et leurs savoirs sont soigneusement dilués dans les vers poétiques du maître. Dans tout le Maroc, le Souss (région de l’Anti-Atlas) et le nord du Sahara (régions de Guelmim, Tata et Zagora) sont connus pour leur richesse incomparable en matière de sources écrites du savoir. Le savoir lettré est contenu dans des manuscrits anciens qui portent sur des domaines aussi divers que le soufisme, la logique ancienne, l’algèbre, la médecine, la poésie, la grammaire, l’astronomie, le droit, etc. Le Maroc possède plusieurs centaines de milliers de manuscrits, principalement en arabe (mais aussi en hébreu), dont des dizaines de milliers d’ouvrages répartis dans plus d’une centaine de bibliothèques du Souss (Bennani 2007). Ces manuscrits, originaux et copies, ont été écrits entre le début de l’islam et le xxe siècle, et sont précieusement stockés dans des bibliothèques sacrées situées dans des édifices religieux (zawiya, medersa), ou dans des bibliothèques familiales – de lignage maraboutique, le plus souvent. Lorsqu’ils ne sont pas tenus secrets au sein d’une biblio- thèque, ces ouvrages sont conservés dans des sacs en cuir placés sur le dos des chameaux appartenant aux familles maraboutiques nomades qui sillonnent le Sahara. Réceptacles depuis des siècles de savoirs écrits en exil, ces bibliothèques sont des témoins de la richesse et de l’histoire de l’érudition musulmane aussi bien que de l’héritage qu’elle a reçu d’autres civilisations (babylonienne, grecque, romaine, hébraïque). C’est ainsi que dans les années 1950 fut découvert, dans la bibliothèque de la zawiya de Tamgrout, le manuscrit arabe le plus ancien du monde. Aussi précieux soit-il, le contenu de ces manus- crits n’est pas seul à l’origine de leur valeur de trésor, surtout dans une société dont les membres Le livre comme trésor Aura, prédation et secret des manuscrits savants du Sud marocain Romain Simenel Institut de recherche pour le développement (Paris) romain.simenel@ird.fr Terrain 59 | septembre 2012, pp. 48-65 De jeunes étudiants lisent à haute voix leur planchette devant des étudiants plus âgés, 2012. (photo R. Simenel) l’objet livre 50 Durant celle-ci descendent les Anges ainsi que l’Esprit, par permission de leur Seigneur pour tout ordre. Elle est paix et salut jusqu’à l’apparition de l’aube*. Lors de Laileta al Qadr (la « nuit du destin »), les Marocains, les mains jointes mimant le livre ouvert, scrutent le ciel en récitant le Coran dans l’attente de l’étoile filante qui fendra en deux le ciel, comme cela se serait déroulé lors de la descente du livre saint du plus haut des cieux à la terre des mortels à l’époque du prophète. Plus qu’une parole divine, le Coran est un objet du paradis que Dieu offre à réciter aux hommes, et la « nuit du destin » incarne au Maroc le moment le plus fort de la relation socialement partagée entre les croyants et l’objet rituel du Coran. Mais le Coran est aussi un livre savant, et tous les autres manuscrits du savoir musulman sont censés lui être affiliés. Dans ces sociétés berbé- rophones en grande partie illettrées, l’écriture est considérée comme le fondement même de la vérité, elle est la voix de Dieu et, en tant que telle, le seul véhicule légitime du savoir. Pamphlets contre les mouvements extrémistes religieux, traités de logique ancienne, ouvrages de grands maîtres soufis ou encore manuels d’astronomie s’inspirant des calendriers babyloniens, peu importe le contenu : du moment qu’il s’agit d’un livre savant, le manuscrit est considéré comme un objet céleste doté d’un pouvoir magique sur le monde matériel. À ce titre, il est légitime pour tous de trouver les manuscrits en des lieux sacrés. S’il est aisé d’identifier les motivations cultu- relles de la valorisation des manuscrits, il est bien plus délicat de savoir comment ceux-ci ont accédé au statut de trésor. Quelle place tiennent ces biblio- thèques sacrées et leur collection dans l’univers religieux et symbolique du Souss ? Quels sont les caractères sociaux attribués aux manuscrits et à leur possession ? Qu’en est-il de la porosité entre le statut de l’écrit et celui de l’objet ? Est-ce le manuscrit lui-même qui, en vertu de son statut, de sa réputation, de sa mobilité ou même de son origine nomade, fait la valeur du contenu qu’il recèle ? Toutes ces questions trouvent réponses sont en grande majorité analphabètes. De nos jours, les savoirs contenus dans les manuscrits ne sont presque plus transmis. De plus en plus rares sont les étudiants islamiques ou les savants religieux venant les consulter. Si ceux qui ont accès à ces écrits érudits sont de moins en moins nombreux, tout le monde s’enorgueillit pourtant de les savoir bien gardés. Même s’ils ne sont plus consultés, les manuscrits continuent d’être perçus comme un trésor doté d’une réelle valeur matérielle accordant au Souss une réputation érudite et magique. Mais qu’est-ce qui vaut donc à ces manuscrits une telle réputation ? Comme l’écrit Clifford Geertz (1986 : 139), « où que finissent les choses, elles commencent avec le Coran ». Les représentations liées aux manuscrits sont directement influencées par celles relatives au premier d’entre eux, à savoir le Coran. Le Coran fut révélé oralement au prophète par Jibril (l’ange Gabriel), le vingt-septième soir du mois de ramadan, celui ci donnant l’ordre à Mohamed de le réciter (sourate 96, « Al Alaq », « L’adhérence ») : Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux. Lis, au nom de ton Seigneur qui a créé, qui a créé l’homme d’une adhérence. Lis ! Ton Seigneur est le Très Noble, qui a enseigné par la plume [le calame], a enseigné à l’homme ce qu’il ne savait pas*. Même si cette version officielle de la révélation coranique est bien connue, une autre version de l’avènement sur terre du Coran circule de manière bien plus populaire et rituelle au Maroc, et particulièrement dans le Souss. Elle met en scène le livre en tant qu’objet matériel , et s’appuie sur la sourate suivante du Coran (sourate 97, « Al Qadr », « La destinée ») : Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux. Nous l’avons certes, fait descendre [le Coran] pendant la nuit d’Al-Qadr. Et qui te dira ce qu’est la nuit d’Al-Qadr ? La nuit d’Al-Qadr est meilleure que mille mois. * Traduction de Muhammad Hamidullah. Le livre comme trêsor 51 2. L’ouvrage non daté de Mohamed Al-Mokhtâr Al-Soussi, intitulé Khilâl Jazoula (« À travers [la région de] Jazoula »), est le compte rendu des visites effectuées par son auteur aux bibliothèques du Souss entre 1942 et 1945 (Al-Mokhtâr Al-Soussi : IV, 199). (Note de la rédaction.) coranique et théologique) scientifique ancienne érigée dans le Souss fut celle de Wakkak Ben Zelou Lamti, à l’ouest de la ville d’Agadir, qui compte parmi ses lauréats le fondateur de la dynastie almoravide Abdullah Ben Yassine (Afa 1999 : 1). Au tout début, le Coran et la Tradition du Prophète (hadith) y étaient enseignés exclusivement. Avec le développement de l’islam, la mosquée s’ouvrit aux études et aux nouvelles sciences qui dérivèrent de ces deux grandes sources islamiques. Ainsi apparurent des matières telles que le fiqh (le droit musulman) et la théologie. « Étant donné le rôle pédagogique joué par ces centres intellectuels que furent les mosquées, il était normal qu’on les dotât d’un endroit ou d’une pièce comprenant des exemplaires du Coran, des recueils de hadiths et quelques traités de fiqh dont se servaient aussi bien les étudiants que les maîtres. C’est ainsi qu’est née la bibliothèque en Islam, en liaison en résolvant les trois grands mystères qui font qu’un manuscrit devient trésor en tant qu’objet : son aura, sa prédation, son secret. L’aura du manuscrit et son empreinte territoriale L’itinérance des manuscrits jusqu’aux pôles du savoir Le développement des traditions savantes du Souss au nord du Sahara date du ve siècle de l’hégire. Il fut probablement engendré par l’arrivée de plusieurs savants Andalous émi- grés qui apportèrent avec eux des manuscrits (Al-Mokhtâr Al-Soussi2 : I, 76 ; II, 249). Depuis l’aurore de l’histoire du Maroc, le Souss a toujours servi de zone d’exil pour les autres régions du pays et par-delà, et a accueilli nombre de savants exilés (Simenel 2010). La première medersa (école Manuscrit de fiqh (droit musulman), 2007. (photo R. Simenel) l’objet livre 52 de caïds locaux. Bien souvent, c’est le charisme d’un homme féru d’érudition, savant ou non, qui est à l’origine de la fondation d’une bibliothèque, un personnage dont le souvenir est préservé grâce à une généalogie à laquelle se rattachent les actuels gardiens des collections. Propriété des grandes familles savantes ou des zawiya, le manuscrit est associé à un territoire particulier auquel il confère une uploads/Geographie/ pdf 15 .pdf
Documents similaires
-
19
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 20, 2021
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
- Taille du fichier 0.8750MB