FREUD ET L'INDE HERMÉNEUTIQUE D'UN ITINÉRAIRE MANQUÉ Livio Boni Érès | « Essaim

FREUD ET L'INDE HERMÉNEUTIQUE D'UN ITINÉRAIRE MANQUÉ Livio Boni Érès | « Essaim » 2004/2 no13 | pages 25 à 46 ISSN 1287-258X ISBN 2-7492-0379-1 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-essaim-2004-2-page-25.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Érès. © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Qu’au- rait de commun ce lieu des spiritualités et du sentiment religieux (à tout le moins dans l’imaginaire occidental) avec l’entreprise freudienne, « spiri- tualité laïque » peut-être, mais avant tout savoir d’inspiration scientifique, issu du logos grec ? Quel rapport entre le « juif infidèle » déconstructeur du sentiment religieux et le « corps mystique » de l’Inde, de cette Inde dont il ne connaissait rien, n’étant jamais sorti des limites du monde « chré- tien » ? Avec quelle légitimité, et dans quel but, transférer (fût-ce au sens de l’Übertragen) l’Inde dans l’horizon de Freud ? Il existe dans l’œuvre comme dans la biographie de ce dernier certains éléments touchant à cette civilisation qui paraissent pouvoir suggérer une véritable relation manquée avec l’objet symbolique « Inde ». Sans préjuger de l’intérêt d’une telle opération interprétative, on peut déjà énumérer quelques « traces » d’une liaison entre les deux termes de notre rapproche- ment : – il existe chez Freud une référence au principe dit « de Nirvâna », lié à la pulsion de mort, qui se pose comme un emprunt au bouddhisme ; – Freud s’engage, entre 1926 et 1936, dans une correspondance avec Romain Rolland qui, pour sporadique qu’elle soit, sera lourde de consé- quences. Romain Rolland, dès les années 1910, s’était vivement intéressé à * Une première version de cette étude a été publiée dans la première livraison de l’année 2002 de la Rivista di psicoanalisi, organe de la Société italienne de psychanalyse. Je tiens à réitérer ici mes remerciements au Freud Museum de Londres, et plus particulièrement à Michael Molnar et Erica Davies, pour leur collaboration à mes recherches. © Érès | Téléchargé le 14/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 87.116.178.111) © Érès | Téléchargé le 14/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 87.116.178.111) l’Inde, établissant des relations personnelles avec Gandhi et Tagore, et se faisant l’apôtre de la culture et de l’indépendance du sous-continent. Cette attirance rollandienne pour le monde indien devait jouer un rôle important dans le débat entre les deux hommes au sujet du sentiment religieux et du mysticisme ; – bien que dans l’ensemble du corpus freudien on ne retrouve aucune réfé- rence significative à l’Inde 1, Freud ajoutera une longue note en bas de page à la deuxième édition d’Au-delà du principe de plaisir, en exergue au célèbre passage évoquant le mythe des androgynes, dans laquelle il avancera l’hy- pothèse d’une origine indienne du mythe ; – le goût du fondateur de la psychanalyse pour les collections archéolo- giques s’aventure volontiers jusqu’aux rives du Gange. Il nous faut maintenant examiner ces quatre points un par un, afin d’étayer l’hypothèse d’une relation manquée de Freud à l’Inde. Il s’en ajou- tera un cinquième, plus énigmatique, en conclusion de cet essai. L’examen de ces quatre points sera complété par deux épisodes apparemment plus anecdotiques : la rencontre méconnue entre Freud et Rabindranath Tagore en 1926, et une conversation entre l’inventeur de la psychanalyse et le poète suisse Bruno Götz concernant la Bhagavadgita. Mais d’abord il nous faut répondre à une remarque que le connaisseur de l’histoire du mouvement analytique ne manquera pas d’avancer : qu’en est-il de l’histoire de la fondation, soutenue par Freud, de la Société psy- chanalytique de Calcutta par le professeur Giridranshekhar Bose en 1922, fondation qui constitue à première vue le lien le plus évident de Freud à l’empire des Indes 2 ? Nous avons délibérément laissé cet aspect de côté car il est structurellement extérieur à la problématique qui nous occupe ici : la perception freudienne de l’Inde. Les péripéties qui accompagnent les débuts de la Société de Calcutta (encore aujourd’hui siège de l’Indian Psychoana- lytical Association) sont celles de toute société en gestation. La correspon- dance entre Bose et Freud, entièrement publiée dans Sãmiksã, première revue de psychanalyse du sous-continent, tend à montrer que Freud n’avait pas, vis-à-vis du cas indien et de ses difficultés, un regard très dif- férent de celui qu’il accordait à des cas moins « exotiques » : pour lui, un tel événement apparaît davantage comme interne à l’Empire britannique que touchant à quelque chose de ce qu’on pourrait appeler, historiquement 1. Sinon des allusions accidentelles ou folkloriques. Qu’on consulte pour les repérer les entrées « India », « Yoga », « Upanishad » qui figurent dans les « Indexes and Bibliographies » de la Stan- dard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud, London, Hogarth Press, 1974, vol. XXIV. 2. Cf. S. Kakhar, « Considérations sur l’histoire et le développement de la psychanalyse en Inde », Revue internationale d’histoire de la psychanalyse, n° 2, 1989, p. 499-503. 26 • Essaim n° 13 © Érès | Téléchargé le 14/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 87.116.178.111) © Érès | Téléchargé le 14/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 87.116.178.111) et symboliquement, « l’Inde éternelle 3 ». Le ton essentiellement distant et pragmatique de Freud, tout comme le formalisme et la morgue du Bengali envers le maître, avec lequel l’échange épistolaire se limite à des aspects pratiques, semblent suggérer le peu de prise du signifiant « Inde » sur l’imaginaire freudien. Nous laisserons donc de côté ce fait d’histoire pour nous concentrer sur les autres points évoqués. Le dialogue avec Romain Rolland et l’équation freudienne fondamentale : Inde = mysticisme La correspondance entre Freud et Romain Rolland s’inaugure en 1923 et trouve son point d’orgue dans la célèbre lettre du second sur la « sensa- tion océanique » (5 décembre 1927), qui fait suite à sa lecture de L’avenir d’une illusion. À cette occasion Rolland introduit la distinction entre d’une part « la religion », conçue en tant que système de croyances organisé et fondée sur « l’espérance dans une survie personnelle », et d’autre part un « sentiment religieux », primaire, libéré de toute construction idéale, résul- tant du sentiment d’appartenance, sinon à de l’« éternel », du moins à un tout « sans bornes perceptibles, et comme océanique 4 ». L’épisode est bien connu. La distinction rollandienne, dans la même missive, entre sentiment religieux et religion, l’est moins. Dès après la Grande Guerre, Rolland avait commencé à s’intéresser aux mystiques indiens contemporains : « Je crois que vous la rangerez [la sensation océa- nique] aussi entre les Zwangsneurosen. Mais j’ai eu l’occasion de constater souvent sa riche et bienfaisante énergie, soit chez des âmes religieuses d’Occident, chrétiennes ou non chrétiennes, soit dans ces grands esprits d’Asie, qui me sont devenus familiers – parmi lesquels je compte des amis – et dont je vais, dans un livre prochain, étudier deux des personnalités presque contemporaines (la première est de la fin du XIXe siècle, la seconde est morte dans les premiers années du XXe), qui ont manifesté un génie de pensée et d’action puissamment régénérateur pour leur pays et pour le monde 5. » La lettre insiste sur sa fin sur cette idée de régénération : l’immersion dans la sensation océanique permettrait un renouveau spirituel, sans aucun risque pour les « facultés psychiques » ; elle s’opposerait à l’œuvre d’assèchement et de canalisation de « l’énergie religieuse » poursuivie par 3. Cf. Sãmiksã, revue officielle de l’Indian Psychoanalytical Association, 1956, p. 104-110 et 159 et suiv. ; 1957, p. 44-46. 4. H. et M. Vermorel (sous la direction de), Sigmund Freud et Romain Rolland : Correspondance, 1923- 1926, Paris, PUF, 1993, p. 304. 5. Ibid. Freud et l’Inde, herméneutique d’un itinéraire manqué • 27 © Érès | Téléchargé le 14/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 87.116.178.111) © Érès | Téléchargé le 14/02/2021 sur www.cairn.info (IP: 87.116.178.111) l’Église. L’allusion aux « deux personnalités presque contemporaines » fait référence à Ramakrishna (1836-1886) et Swami Vivekananda (1863-1902) auxquels Rolland dédie deux biographies intellectuelles. Celles-ci consti- tuent, avec un troisième ouvrage consacré à Gandhi, une des premières et plus ambitieuses uploads/Geographie/ ess-013-0025.pdf

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