Qu'est-ce qu'une figure esthétique chez Deleuze ?, in Puissances de l’image, Ed
Qu'est-ce qu'une figure esthétique chez Deleuze ?, in Puissances de l’image, Editions Universitaires de Dijon, 2007. Pierre Montebello Qu’est-ce qu’une figure esthétique chez Deleuze ? Qu’est-ce qu’une Figure esthétique chez Deleuze ? C’est la question essentielle du Francis Bacon. Après Logique du sens, on sait que Deleuze écrit une logique de la sensation. Le questionnement se déplace de la signification vers la sensation, il tourne alors autour d’une question essentielle pour l’art et la philosophie : qu’est-ce qu’une Figure ? Une Figure, avance tout d’abord Deleuze, c’est une image, mais cette image n’est pas une représentation imagée de choses (illustration), ce n’est pas non plus un rapport entre représentations imagées (narration), c’est un fait proprement pictural, ce qu’on ne peut faire qu’en peignant, une sorte de performatif pictural. La fonction première de l’Image (majuscule) ou Figure (majuscule) est de s’extraire des images- copies, elle est de « conjurer le caractère figuratif, illustratif, narratif » que chaque image (minuscule) porte en elle. Est-ce la vertu de la modernité d’avoir su créer des Figures (on parlera maintenant de la Figure comme étant l’équivalent de l’Image ou Icône) ? Pas le moins du monde. La brève histoire de la peinture occidentale que dresse Deleuze aux chapitres XII, XIII et XIV du Bacon montre que chaque époque ne cesse d’arracher la Figure au figuratif, à l’illustration et à la narration. Tous les grands moments de l’art des Figures, égyptien (par « grandes images européennes du passé », « j’entends aussi l’Egypte même si les géographes me contredisent », dit Bacon suivi par Deleuze) art égyptien donc, byzantin, gothique, modernes sont non figuratifs : tous sauf l’art grec. L’art grec possède donc un statut spécial. Spécial et essentiellement négatif. On ne peut faire autrement qu’interroger cette spécificité et cette négativité. De même que la philosophie classique grecque était le centre négatif de la philosophie dans Différence et répétition, de même l’art grec est le centre négatif de l’art dans le Bacon. Cela ne veut pas dire que la Grèce ne soit pas un moment de magnificence absolue pour l’art et la philosophie. Mais, l’art grec partage avec la philosophie classique grecque l’instauration d’un espace particulier pour la pensée et la sensation. La spécificité de cet art est d’inventer une nouvelle forme de représentation dont il faut bien dire qu’elle est pour Deleuze l’essence même de la figuratif en art. Cette représentation est un espacement figuratif des choses au sens où est figuratif non pas l’art qui raconte ou copie les choses, mais l’art où les choses ne cessent Qu'est-ce qu'une figure esthétique chez Deleuze ?, in Puissances de l’image, Editions Universitaires de Dijon, 2007. Pierre Montebello plus de raconter l’homme, de s’espacer à partir de l’homme. Elie Faure, dont Deleuze connaît très bien l’histoire de l’art (il la cite plusieurs fois surtout sur Vélasquez), a ce mot : l’art Grec, « étant le moins mystérieux qu’on sache, est le mystère de l’art ».1 Art entièrement intellectuel, «anthropomorphiste à coup sûr, puisqu’il ne voit rien au-delà de la forme humaine conduite au point le plus rigoureux d’adaptation à sa fonction d’harmonie ».2 Deleuze propose quelque chose d’identique dans le Bacon : l’art grec produit une forme de représentation qui exprime « la vie organique de l’homme en tant que sujet », il crée un espace tactile/optique connecté à « l’activité organique de l’homme », où les formes acquièrent une silhouette, une dimension indépendante des jeux d’ombre et de lumière, un contour tangible invariable dans la variation visuelle et la diversité des points de vue.3 C’est sur Maldiney (Regard, Parole, Espace) que s’appuie ici Deleuze : « En dépit de tant d’affirmations sur la lumière grecque, l’espace de l’art grec est un espace tactile-optique. L’énergie de la lumière y est rythmée suivant l’ordre des formes… les formes se disent elles-mêmes, à partir d’elles-mêmes, dans l’entre-deux des plans qu’elles suscitent. De plus en plus libres du fond, elles sont de plus en plus libres pour l’espace où le regard les accueille et les recueille. Mais jamais cet espace n’est le libre espace qui investit et traverse le spectateur… ».4 Deleuze commente : « Le contour a cessé d’être géométrique pour devenir organique », l’œil s’est subordonné la puissance manuelle tactile, la Grèce invente le contour tangible. Mais le vrai sens de cette analyse, Deleuze va le chercher chez Worringer qui écrit : un tel art ne cherche pas « à reproduire les choses du monde extérieur ou à les restituer dans leur apparaître, mais bien à projeter à l’extérieur les lignes et les formes de la vitalité organique, l’harmonie de sa rythmique, bref tout son être intérieur… ».5 On pourrait affirmer que cet espacement esthétique que Deleuze nomme ici « représentation organique » est l’exact contrepoint de ce qu’il vise dans son esthétique. Défaire la représentation organique, l’art n’a jamais eu d’autre but, avant et après l’art grec, ce qui place ce dernier dans une situation tout à fait exceptionnelle. Ainsi, nous le suggérions à l’instant, 1 Elie Faure, Histoire de l’art, L’art antique, Introduction à l’art grec, Livre de poche, 1976, p 169. 2 Ibid., p 170. 3 Deleuze : Francis bacon, Logique de la sensation, aux éditions de la différence, 1981, p 81. 4 Maldiney, Regard, Parole, Espace, L’âge d’homme, p 195, cité par Deleuze in Francis Bacon, p 81. 5 Worringer, Abstraction et Einfühlung Klincksieck, p 62, cité par Deleuze p 81 en note. Qu'est-ce qu'une figure esthétique chez Deleuze ?, in Puissances de l’image, Editions Universitaires de Dijon, 2007. Pierre Montebello si nous voulons appréhender ce qu’est un espace figuratif, il nous inverser le sens même de ce qui est communément compris concernant l’acte de rendre figuratif : est figuratif non pas l’imitation des choses par l’homme mais l’imitation de l’homme par les choses. Nous rendons figuratifs quand nous créons un espace humain, un monde humain, un cosmos humain, quand l’intériorité humaine, l’œil humain se projettent dans les choses. Il peut sembler que l’histoire de la peinture occidentale commence ainsi, par le figuratif et que la peinture moderne révolutionne cette histoire. Mais c’est loin d’être le cas. Pour Deleuze, la peinture a su inventer avant et après de formidables dispositifs pour ne pas en rester là, pour éviter cet ancrage ou sortir de ce régime spécial : transformation byzantine de la Forme grecque (assomption spirituelle des corps dans la pure lumière du Pantocrator), déformation gothique de la Forme grecque dans une ligne vivante où s’exprime une puissante « vie non organique » mêlant traits humains, animaux et motifs abstraits Si l’art pictural ne commence pas par le figuratif, la raison fondamentale en est qu’il n’est pas par essence figuratif : les choses ne subissent pas obligatoirement l’espacement humain, ni ne s’indexent obligatoirement à la forme humaine, à l’habitation humaine. La question de l’art grec n’est si importante que parce qu’elle met en scène l’opposition entre représentation organique et vie inorganique. Au fond, c’est quand il accueille d’autres puissances de Vie que celles qui se réciproquent avec la subjectivité et la vie humaine que l’art n’est plus figuratif. Le refus deleuzien de l’esthétique de la chair n’a pas d’autre raison. Qu’est-ce que la philosophie engage une lutte sourde, silencieuse, pointilleuse avec l’esthétique de la chair et demande : « La question de savoir si la chair est adéquate à l’art peut s’énoncer ainsi : est-elle capable de porter le percept et l’affect, de constituer l’être de la sensation, ou bien n’est-ce pas elle qui doit être portée, et passer dans d’autres puissances de vie ? ».6 Pourtant, il y a tant de ressemblances entre Deleuze et Merleau-ponty, tant d’incroyables similitudes qui ne peuvent simplement être des réminiscences, plutôt une confrontation souterraine, une guerre larvée : mot pour mot parfois, avec la reprise de fragments essentiels de l’analyse de Merleau-Ponty concernant Cézanne et la peinture en général. Ainsi l’éloge que Merleau-Ponty fait de Cézanne (Le doute de Cézanne), son art d’aller chercher la « réalité sans quitter la sensation » qui 6 Qu’est-ce que la philosophie, Editions de Minuit, 1991, p 169. Qu'est-ce qu'une figure esthétique chez Deleuze ?, in Puissances de l’image, Editions Universitaires de Dijon, 2007. Pierre Montebello semble être la logique même du Francis Bacon ; la soumission du dessin à la couleur, sa maîtrise des déformations corporelles, thème essentiel encore du Bacon ; plus que tout la révélation par sa peinture de l’inhumain, de « la nature inhumaine », du « caractère inhumain de la nature », qui le conduit, dit Merleau-Ponty, à « peindre le visage comme objet » et à n’avoir pour motif que « le paysage dans sa totalité et sa plénitude absolue ». Tout cela rappelle évidemment les visages non humains et les paysages non humains chez Deleuze.7 Ou, dans un autre texte, L’œil et l’esprit, l’évocation par Merleau-ponty des paroles d’André Marchand : « Je crois que le peintre doit être transpercé par l’univers et non vouloir le transpercer… J’attends d’être intérieurement submergé, enseveli », qui évoque le « On devient univers » de Deleuze ; et uploads/Geographie/ quest-ce-quune-figure-chez-deleuze.pdf
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- Publié le Oct 19, 2022
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