E DÉBAT sur le rôle des institutions dans le dévelop- pement économique s’est d

E DÉBAT sur le rôle des institutions dans le dévelop- pement économique s’est dangereusement simplifié. Le vague concept d’«institutions» est devenu, de façon presque tautologique, l’objectif intermédiaire de toute réforme économique. En cas de dysfonctionnement d’une économie, ses institutions sont nécessairement en tort. En fait, selon de récents articles — écrits par des économistes respectés comme Daron Acemoglu, Simon Johnson et James Robinson; Dani Rodrik, Arvind Subramanian et Francesco Trebbi; William Easterly et Ross Levine —, le niveau de déve- loppement économique d’un pays s’explique presque intégra- lement par ses institutions; les ressources, la géographie phy- sique, la politique économique, la géopolitique et les autres aspects de la structure sociale interne, tels que les rôles assi- gnés à chacun des sexes et les inégalités entre groupes eth- niques, ont peu d’effet, voire aucun. Certes, une explication reposant sur un facteur unique peut paraître séduisante dans un cas aussi important que le déve- loppement économique, et celle reposant uniquement sur les institutions est particulièrement tentante pour deux raisons supplémentaires. Primo, elle explique les revenus élevés aux États-Unis, en Europe et au Japon par des institutions sociales prétendument supérieures; elle soutient même que, lorsque les revenus augmentent dans d’autres régions, c’est essentiel- lement grâce aux messages occidentaux sur la liberté, les droits de propriété et le marché qui y sont propagés par d’intrépides missionnaires résolus à développer l’économie. Deuzio, le monde riche n’a guère, voire aucune, responsabilité financière vis-à-vis des plus démunis, car les développements ratés résultent de défaillances des institutions, et non d’un manque de ressources. Malheureusement, les faits n’étayent tout simplement pas ces conclusions. Les institutions sont certes importantes, mais elles ne constituent pas le seul facteur à prendre en compte. De nos jours, les obstacles au développement économique dans les pays les plus pauvres sont bien plus complexes que des carences institutionnelles. Plutôt que de se concentrer sur l’amélioration des institutions en Afrique subsaharienne, il serait judicieux de se consacrer davantage à la lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, à la gestion de l’épuise- ment des éléments nutritifs des sols et à la construction de routes supplémentaires qui permettraient aux populations isolées d’accéder aux marchés régionaux et aux zones por- tuaires. En d’autres termes, l’Afrique subsaharienne et les autres régions qui cherchent aujourd’hui à assurer leur déve- loppement économique ont besoin de bien plus que de dis- cours sur la «bonne gouvernance» et de «bonnes institu- tions». Elles ont besoin d’interventions directes, soutenues par une aide accrue des bailleurs de fonds, pour faire face aux maladies, à leur isolement géographique, à leur faible produc- tivité technologique et à leur manque de ressources, qui les acculent à la pauvreté. Une bonne gouvernance et des institu- tions saines permettraient, sans aucun doute, à de telles inter- ventions de produire plus d’effets. Sans croissance économique Quand Adam Smith, auteur de De la richesse des nations et chantre le plus ancien et le plus avisé des institutions écono- miques saines, s’est intéressé aux régions les plus pauvres du monde en 1776, il n’a même pas mentionné les institutions pour expliquer leur triste sort. Il est utile de le citer longue- ment sur la détresse de l’Afrique subsaharienne et de l’Asie centrale, qui demeurent les points les plus névralgiques du monde en termes de développement : «Toute l’Afrique intérieure, et toute cette partie de l’Asie qui est située à une assez grande distance au nord du Pont- Euxin et de la mer Caspienne, l’ancienne Scythie, la Tartarie et la Sibérie moderne, semblent, dans tous les temps, avoir été dans cet état de barbarie et de pauvreté dans lequel nous les voyons à présent. La mer de Tartarie est la mer glaciale, qui n’est pas navigable; et quoique ce pays soit arrosé par quelques-uns des fleuves les plus grands du monde, cepen- Finances & Développement Juin 2003 38 Les institutions n’expliquent pas tout Le rôle de la géographie et des ressources naturelles dans le développement ne doit pas être sous-estimé J e f f r e y D . S a c h s L dant, ils sont à une trop grande distance les uns des autres, pour que la majeure partie du pays puisse en profiter pour les communications et le commerce. Il n’y a en Afrique aucun de ces grands golfes — comme les mers Baltique et Adriatique en Europe, et les golfes Arabique, Persique, ceux de l’Inde, du Bengale et de Siam, en Asie — pour porter le commerce maritime dans les parties intérieures de ce vaste continent; et les grands fleuves de l’Afrique se trouvent trop éloignés les uns des autres pour donner lieu à aucune navi- gation intérieure un peu importante.» (livre I, chapitre III; trad. du Comte Germain Garnier) Smith soutient que l’Afrique et l’Asie centrale n’étaient pas en mesure de participer au commerce international tout sim- plement en raison de frais de transport trop élevés. Et, sans commerce international, ces régions ont été condamnées à des marchés internes restreints, à une division du travail inefficace et à une pauvreté endémique. Ces zones reculées souffrent toujours de ces maux aujourd’hui. Smith ne pouvait tout savoir. L’isolement africain allait bien au-delà de simples frais de transport. Son milieu offrant les conditions les plus propices au monde à la propagation du pa- ludisme, l’Afrique a réellement été coupée des échanges et des investissements interna- tionaux par cette maladie meurtrière. Bien qu’il ait fallu attendre deux siècles après Smith pour bien comprendre cette maladie, ce que l’on savait à l’époque démontrait que les souffrances de l’Afrique étaient uniques. Son climat est propice à la trans- mission du paludisme toute l’année et abrite une espèce de moustique idéale pour sa transmission d’une personne à une autre. Quand Acemoglu, Johnson et Robin- son notent la corrélation entre les taux de mortalité élevés des soldats britanniques dans diverses régions du monde vers 1820 et les faibles niveaux du PNB par habitant dans les années 90, ils découvrent les effets pernicieux du paludisme sur le développe- ment économique. Si certains peuvent s’étonner de la capa- cité d’une maladie à paralyser le dévelop- pement économique, c’est qu’ils ne com- prennent pas bien comment une maladie peut influer sur les résultats économiques. Par conséquent, en écrivant que le paludisme exerce un effet limité en Afrique subsaharienne parce que la plupart des adultes possèdent une immunité acquise, Acemoglu, Johnson et Robinson négligent entièrement le fait que la maladie abaisse notablement le rende- ment des investissements étrangers et accroît les coûts de tran- saction des échanges internationaux, des migrations et du tou- risme dans les régions paludéennes. Cela revient à prétendre que les effets du SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère), qui s’est récemment déclaré dans la Région administrative spéciale de Hong Kong, peuvent se mesurer par le nombre de morts im- putables à la maladie jusqu’à présent, et non par les graves per- turbations des voyages en provenance et à destination de l’Asie. Dans un contexte où les capitaux et les personnes peuvent circuler avec une facilité relative, les inconvénients d’une géo- graphie défavorable — isolement physique, maladie endé- mique ou autre problème local (comme un sol peu fertile) — sont amplifiés. Il est probable que, lorsque le capital humain est suffisamment élevé quelque part, le capital physique af- fluera comme facteur de production complémentaire. Les ou- vriers qualifiés peuvent vendre leurs produits sur les marchés mondiaux presque partout, sur Internet ou par transport aé- rien. Ville enclavée et en altitude, Denver peut quand même servir de centre de pointe du tourisme, du commerce et des technologies de l’information. Toutefois, lorsque des pays isolés ou ayant d’autres problèmes géographiques possèdent aussi peu de travailleurs qualifiés, ces derniers sont bien plus susceptibles d’émigrer que d’attirer du capital physique dans leur pays. C’est vrai aussi pour les régions géographiquement isolées au sein d’un pays. Par exemple, la Chine a bien du mal à attirer des investissements dans ses provinces occidentales et doit faire face à un exode massif de la main-d’œuvre, y com- pris des rares ouvriers qualifiés des provinces occidentales, vers les provinces orientales et côtières. L’histoire récente confirme donc les idées remarquables de Smith. De bonnes institutions importent à coup sûr et de mauvaises institutions peuvent sonner le glas du développement, même dans un contexte propice, mais un contexte phy- sique défavorable peut aussi entraver le développement. Pendant la mondialisa- tion de ces vingt dernières années, les ré- sultats économiques ont nettement di- vergé dans le monde en développement, les pays se répartissant en trois catégo- ries. Dans la première figurent les pays, et les régions au sein de pays, où les institu- tions, les politiques et la géographie sont raisonnablement favorables. Les régions côtières de l’Asie de l’Est (Chine côtière, Corée, province chinoise de Taiwan, RAS de Hong Kong, Singapour, Thaïlande, Malaisie et Indonésie) jouissent de cette combinaison de conditions propices et, par conséquent, se sont étroitement inté- grées aux systèmes mondiaux de produc- tion et ont attiré massivement les capi- taux étrangers. Dans la deuxième catégorie figurent les régions relativement bien loties géographiquement, mais où, uploads/Geographie/ sachs.pdf

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