Synthèse du séminaire n°12 (Deuxième année) Quelques éléments pour une analyse

Synthèse du séminaire n°12 (Deuxième année) Quelques éléments pour une analyse de la procession du Graal (Conte du Graal v. 3191- 3337) I. La procession du Graal Le Conte du Graal dépasse la dimension d’œuvre romanesque ordinaire par son incroyable postérité. Or, cette postérité, il la doit moins au personnage de Perceval ou de Gauvain qu’à l’étonnante scène du château du Graal. C’est l’art de conteur de Chrétien et son sens de l’architecture du roman qui ont su mettre en valeur cette procession, mais c’est aussi l’atmosphère unique qui s’en dégage, l’hapax qu’elle constitue en son temps, qui donnent à ce passage une force dépassant le littéraire pour rejoindre le mythique. Qu’est-ce qu’un mythe? N’entendons pas par là le sens courant du terme qui y voit une série de mensonges splendides. Le mythe est vrai en ce qu’il porte l’explication du monde d’une époque et d’une culture, qu’il (ré)concilie l’homme et le cosmos en utilisant les termes et les connaissances d’une époque donnée. Le roman de Chrétien de Troyes propose une synthèse unique entre une culture qui ne vit que par résidus (celle des croyances celtes) et une autre qui s’impose avec plus de profondeur en ce douzième siècle que dans les siècles précédents, la foi chrétienne. On a pu lire souvent que Chrétien avait quelque chose de païen, qu’il ne semblait pas concerné par les problématiques chrétiennes comme le seront ses successeurs. C’est évidemment absurde de voir un esprit païen en Chrétien, mais, il y a cette chose si rare chez lui : un respect à l’égard des anciennes coutumes, ni de détournement sémantique. [cf. Erec et Enide où l‘abolition d‘une coutume qui s’avère mauvaise ne peut se faire que de l‘intérieur]. La première merveille du passage concerne l’arrivée d’un jeune homme portant une lance entièrement blanche d’où coule une goutte de sang depuis le fer jusqu’à la main du porteur. Quequ'il parloient d'un et d'el, uns vaslez d'une chanbre vint, qui une blanche lance tint anpoigniee par le mileu, si passe par delez le feu de ces qui leanz se seoient; et tuit cil de leanz veoient la lance blanche et le fer blanc, s'issoit une gote de sanc del fer de la lance an somet et jusqu'a la main au vaslet coloit cele gote vermoille. (v. 3190-3202) On notera que la blancheur d’un objet (et plus encore d’un animal) est particulièrement annonciateur du merveilleux dans la matière de Bretagne - c’est en réalité vrai bien en dehors du domaine celte, dans les légendes d’autres régions des peuples indo- européens. La véritable merveille cependant demeure la goutte de sang qui perle sans cesse et sans raison apparente (la rime vermeille/merveille vient appuyer ce lien). Perceval intrigué, appliquera pourtant machinalement et de manière tout à fait inadaptée, les conseils de Gornemant : « Si s’est del demander tenuz » (v. 3204). La lance annonce donc en quelques sortes le graal qui la suit immédiatement. Et lors dui autre vaslet vindrent, qui chandeliers an lor mains tindrent, de fin or, ovrez a neel. Li vaslet estoient mout bel, cil qui les chandeliers portoient. An chascun chandelier ardoient .x. chandoiles a tot le mains. .I. graal antre ses .ii. mains une dameisele tenoit et avoec les vaslez venoit, bele et jointe et bien acesmee. Quant ele fu leanz antree atot le graal qu'ele tint, une si granz clartez an vint, ausi perdirent les chandoiles lor clarté come les estoiles qant li solauz lieve et la lune. On assiste donc à une deuxième merveille aussitôt : un graal porté par une élégante jeune femme produit une lumière d’une extrême intensité qui fait perdre la clarté aux autres sources de lumière. Tout d’abord on notera que la jeune femme qui le porte est comme encadré par les deux valets portant les chandeliers d’or, ce qui met encore davantage en avant l’aspect cérémoniel et le caractère sacré du graal. La recherche comparée a pu interprété la porteuse de ce graal comme une réminiscence d’un personnage qui fut une représentation humanisée de l’Irlande. On remarquera que la première apparition du terme graal est indéfinie (un graal) contrairement à l’emploi actuel qui en fait un nom propre à caractère unique. Mais qu’est-ce donc qu’un graal? C’est une sorte de vase. Le mot provient probablement du latin gradalis, qui définissait un récipient creux contenant des jus et viande à la fois et les dérivés en ancien français ou en occitan sont assez nombreux. Il existe cependant d’autres explications étymologique - la seule autre pouvant contester l’étymon gradalis étant l’hypothèse selon laquelle le terme proviendrait plutôt de cratella, désignant un vase en latin médiéval. Le graal en soi n’est donc pas un terme proprement unique, connotant une quelconque merveille. C’est sa force lumineuse, associé à sa richesse, mais aussi d’autres éléments donnés plus tard par le texte qui en font un objet merveilleux, une source de mystère. Le graal est suivi d’un objet apparemment moins marquant que celui-ci ou que la lance mais dont la signification est, on le verra profondément liée à celle des deux autres - il s’agit d’un tailloir d’argent : « Aprés celi an revint une / qui tint .i. tailleor d'argent » (v. 3231-32). Ce tailloir n’a apparemment rien de magique et pourtant il forme bien une procession avec la lance qui saigne et le graal. C’est ce que permet de mettre en lumière la recherche comparative structurelle entre les légendes de peuples locuteurs de langues indo-européennes. II. Mythologie comparée La recherche comparée a pu montrer qu’il y avait là (lance qui saigne, graal, tailloir d’argent) une triade d’éléments se rattachant à ce que l’on nomme l’idéologie trifonctionnelle des indo-européens. Qu’est-ce que cette idéologie trifonctionnelle? Georges Dumézil a mit en valeur le fait que les sociétés parlant des langues indo-européennes ont en commun, dans leurs mythes fondateurs ou dans des légendes qui en sont issus une organisation de pensée autour de trois fonctions hiérarchisées : la première fonction concerne le sacré et le souverain, la seconde est celle de la force guerrière et la troisième, la plus flou désigne la fécondité sous toute ces formes (terre, féminité, richesse, etc..). Ces fonctions pouvaient être ensuite appliquées à une conception de la société : c’est le cas par exemple de la théorie des trois ordres qui compose le monde social au moyen-âge chrétien : « ceux qui prient » (oratores), « ceux qui combattent » (bellatores) et « ceux qui travaillent » (laboratores). On le comprend, cette tripartition est antérieure à la christianisation et y a survécu sous diverses formes à cette époque. La triade qui nous concerne s’explique ainsi : la lance est évidemment un symbole guerrier et le graal un élément sacré. L’explication qui en est donné par la suite (il sert à nourrir le vieux roi d’une hostie) complète encore cet aspect. Le tailloir d’argent est donc l’élément associé à la troisième fonction, en l’occurrence il représente l’abondance, car c’est bien le plat sur lequel on coupe la viande. On notera qu’il est porté par une femme contrairement au porteur masculin de la lance - la jeune femme portant le Graal renvoyant peut-être, on l’a dit à une représentation divine. On retrouve dans les légendes irlandaises des objets trifonctionnels bien qu’ils n’apparaissent pas en triade structurée : la pierre de fal, la lance de Lug ou le chaudron de Dagda correspondent à des éléments symboliques respectivement des première, deuxième et troisième fonctions. Le graal lui-même apparaît comme un objet d’origine celte pour de nombreux chercheurs, notamment à cause de la scène comparable du roman gallois de Peredur où à la place du graal apparaît un plateau comportant une tête coupée. La relation de ce roman gallois à l’œuvre de Chrétien de Troyes est complexe : partiellement inspirée par celui-ci, il contient également des éléments beaucoup plus archaïques. Cette tête coupée notamment a pour les celtisants été remplacée par l’hostie dans le roman de Chrétien. Il y a bien une analogie, si étrange que cela puisse paraître à première vue, car les têtes tranchées étaient dans l’antiquité étaient considéré comme source de force vitale et mystique chez les peuples indo-européens en particuliers : « Pour les humains, le mécanisme de perpétuation de cette âme-vie d’une génération à une autre était facilement observable : l’homme éjacule un liquide laiteux et gluant - son sperme - dans le sein de la femme et celle-ci mène ensuite cette semence à maturation pour donner le jour à un bébé. Ce qui était beaucoup moins apparent, c’était l’origine de ce sperme. Nous savons qu’il est produit par les testicules mais cela n’a rien d’évident. Pour un esprit préscientifique, ce liquide de vie devait donc provenir d’ailleurs. Et où l’être humain possède-t-il une masse de matière molle et blanchâtre comme le sperme? Dans sa tête, bien-sûr, pleine de matière cervicale. Et comment cette matière peut-elle atteindre l’organe génitale pour en émaner? Mais par ce canal plein lui aussi de matière molle et blanchâtre (la moelle épinière) et qui va de la tête au bassin : la colonne vertébrale! En uploads/Geographie/ synthese-du-seminaire-n012-deuxieme-annee.pdf

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