1 Un document sur la géomancie touarègue Dominique Casajus Texte paru dans : À
1 Un document sur la géomancie touarègue Dominique Casajus Texte paru dans : À la croisée des études Libyco-berbères. Mélanges offerts à P. Galand-Pernet et L. Galand, Paris, Geuthner, 1993, pp. 467-486 La géomancie touarègue a déjà fait l’objet de plusieurs études ou notules1. Les Touaregs méridionaux l’appelle igäzan – nom pluriel qui prend la forme idjehân dans les parlers septentrionaux – et désignent le géomant par le mot amezgezu. Certains auteurs la font dériver de la géomancie arabe2, opinion que je discuterai plus loin. De fait, igäzan pourrait se rattacher à la racine GZN qui sert à désigner la divination dans l’arabe dialectal de certaines populations du Maghreb3. Le mot est cependant traité en tamacheq comme formé à partir d’un radical –gäz–, le i initial et le an final n’étant que les affixes marquant le pluriel, et c’est bien ainsi qu’il est répertorié dans le Lexique touareg-français de Ghoubayd Alojaly4. Lelubre5 a cru pouvoir faire dériver idjehan de edjeh « scarifier », hypothèse rendue improbable par le fait que idjah devient egyez dans les parlers méridionaux. Quant au Père de Foucauld, s’il place idjehân sous l’entrée edjeh dans son Dictionnaire touareg-français6, il rattache explicitement le mot à l’arabe gezâna. La présente étude se fonde sur des données recueillies à Agadez en novembre et décembre 1984 auprès de Ghabdallah, un jeune homme du groupe des Ihaggaran qui disait tenir son savoir divinatoire de sa grand-mère. Elle consiste pour l’essentiel en l’exposé des principes sur lesquels celui-ci semblait se fonder pour interpréter les figures divinatoires. Voici comment il s’y prenait. Il invitait d’abord le consultant à poser à trois reprises sa main droite sur le sable, là où allaient se dérouler les opérations de divination. Puis, devant lui et un peu sur la droite, il dessinait de son doigt quatre points en carré à l’intérieur d’un cercle, les deux points distaux figurant les amis (imäran) du consultant, les deux points proximaux ses ennemis (imäksänän). Il effaçait les « ennemis », geste dont le caractère propitiatoire est évident, puis prononçait la formule arabe Bismillah ! (« Au nom de Dieu ! ») qu’il est d’usage de prononcer avant toute entreprise. Lelubre7 et Chevalier 8 rapportent de semblables préliminaires propitiatoires. Il s’employait ensuite à faire apparaître, six fois de suite, un couple de nombres dont il allait devoir déterminer la parité. Pour ce faire, avec la deuxième phalange de son index droit replié, il traçait d’abord sur le sable deux rangées de traits, sans compter (« en laissant la main aller selon ce qu’elle voulait ») et en commençant par la rangée de droite. Moins le mois lunaire est avancé, m’a-t-il précisé, plus la rangée doit être longue, ce qui pourrait signifier que ses prévisions étaient censées porter sur le mois lunaire en cours. Puis, il effaçait deux à deux les traits de chaque rangée. Selon que le nombre de traits était impair ou pair, l’opération laissait subsister un trait ou faisait disparaître toute la rangée. Quatre combinaisons pouvaient 1 Pour l’ Ahaggar : Lelubre 1952 et Nicolaisen 1961 : 152 ; pour l’Adrar des Ifoghas : Chevalier 1964, et pour une région non précisée du Niger, Garba 1990 : 31-36. Leroux (1948 : 652-656) a recueilli en pays haoussa des indications sur une géomancie très analogue à la géomancie touarègue. La Bibliographie des populations touarègues de Leupen (1978) signale un article de Mercadier (1952) qui concerne en réalité une géomancie de type arabe en usage dans une population arabophone. 2 Hébert 1961 : 165 et 169 ; Jaulin 1966 : 12, notes 3 et 13 3 Chevalier id. : 10 ; Gabus 1954 : 169 ; Mercadier id. : 33 ; Trancart 1938 : 489 4 Alojaly 1980 : 62 5 Lelubre 1952 : 37 6 Foucauld 1951-1952, I : 413-414 7 Lelubre 1952 : 37 8 Chevalier 1964 : 10. 2 apparaître : pair (rangée de gauche)-pair (rangée de droite) ; pair-impair9 ; impair-pair ; impair-impair. Il consignait le résultat en traçant devant lui l’une des quatre figures suivantes : Rangée de gauche Rangée de droite Pair pair || Pair Impair :·: Impair Pair ˚|˚ Impair impair | Il renouvelait six fois cette opération, obtenant ainsi une séquence qu’il inscrivait sur le sable en allant de droite à gauche. Tel est du moins le sens d’écriture qu’il avait adopté, sans doute à l’imitation de l’écriture arabe, mais la chose n’a pas en soi d’importance. Il m’a d’ailleurs fait remarquer que si je voulais pratiquer les igäzan, rien ne m’empêchait, puisque telle était mon habitude, de tracer les figures de gauche à droite. Dans les schémas, j’ai représenté les séquences comme Ghabdallah avait l’habitude de les tracer, c’est-à-dire écrites de droite à gauche. C’est cette séquence de six figures que le devin doit interpréter. Remarquons qu’il y a 46 = 4096 séquences possibles. Pour autant que l’imprécision des études publiées permet d’en juger, on procède de la même manière partout en pays touareg. Seul Garba indique que le résultat « impair-pair » est noté par une sorte de gamma dont la branche horizontale serait dirigée vers la gauche. Bien que seul le contexte où elles apparaissent donne leur pleine signification à ces figures, Ghabdallah leur attribuait isolément une certaine valeur. La figure « pair-pair » a pour lui le sens général de tämlält « blancheur ». Elle peut désigner un homme au teint clair ou un objet de couleur claire ; dans un des exemples recueillis, elle désigne de l’argent, par référence à l’éclat des pièces de monnaie. Elle peut aussi désigner un homme vêtu de blanc et en particulier un Musulman, car les hommes revêtent ordinairement une tunique blanche pour assister à la prière publique du vendredi. La figure « pair-impair » a le sens général de täkwält « noirceur ». Elle peut désigner un homme noir, un objet de couleur sombre, un sombre dessein, une âme noire ou malfaisante, une parole désagréable ; elle peut aussi désigner un homme vêtu d’un habit sombre, et en particulier, à cause de la couleur sombre des uniformes de l’armée nigérienne, un soldat (soji) ou d’une manière générale un fonctionnaire (gumnäti, d’un mot haoussa venu de l’anglais government). Elle peut aussi désigner, sans que l’idée de noirceur intervienne, un objet assez volumineux : Ghabdallah employait là le mot kaya, terme d’origine haoussa qu’on peut souvent traduire par « bagages », mais qui a aussi le sens de « ustensile », « affaires », etc. « Blanc » et « noir » ayant les mêmes connotations qu’en français, cette figure est plutôt de mauvais augure tandis que la précédente était plutôt de bon augure. La figure « impair-pair » a valeur féminine. Elle peut représenter une femme ou un objet lié à une femme. En fait, dans les exemples que j’ai recueillis auprès de Ghabdallah, les seuls mots autres que tamtet « femme » qu’elle désigne sont tyerot (« lettre, document 9 Notons que la formule « pair-impair » transcrit ce que Ghabdallah a sous les yeux : à droite se trouve la rangée impaire, et à gauche la rangée paire. Mais comme il a commencé à tracer la rangée de droite, il faut comprendre qu’il a obtenu d’abord un résultat impair puis un résultat pair. La transcription que j’adopte est inhabituelle pour un lecteur français, pour lequel ce qui est à gauche « précède » ce qui est à droite, mais j’ai préféré représenter ce que Ghabdallah avait sous les yeux. 3 écrit »), et mota (« automobile »), qui n’ont de féminin que leur genre grammatical. Ghabdallah ayant été scolarisé, il est vraisemblable qu’il les percevait à cause de cela comme féminins. Cette figure est plutôt favorable, et son occurrence au début d’une séquence est en général un bon présage. La figure « impair-impair » est la seule à laquelle Ghabdallah donnait un nom : alekkud « cravache », à cause évidemment de sa forme. Il lui attribuait le sens général de isälan, terme généralement traduit par « nouvelles, ce dont on entend parler »10. Elle indique que quelque chose se passe, qu’on entend parler de quelque chose. Cette figure est potentiellement défavorable : lorsqu’elle apparaît deux fois de suite, ce qui doit arriver est mauvais ; lorsqu’elle apparaît trois fois de suite, une mort est à prévoir. En fait, il m’a semblé qu’elle ouvrait une dimension d’incertitude, d’aléatoire. Lorsqu’elle se répète, l’incertitude devient de plus en plus grande, au point de prendre la forme du malheur. Pour Nicolaisen, la figure « pair-pair » s’appelle eleli (sans doute élelli : « homme libre ») et se réfère à « blanc ». Pour Chevalier, elle représente « un homme libre, sujet de tribu noble, estimé pour ses qualités ». Pour Garba, elle s’appelle aussi élelli (il note illéli) et représente un homme au teint clair, mais aussi la prospérité, une chamelle, du beurre ou du lait (sans doute à cause de la couleur). Lelubre y voit une figure de valeur masculine, mais lui ajoute une connotation de lourdeur et l’appelle az’ouk (sans doute azuk uploads/Geographie/ un-document-sur-la-geomancie-touaregue-in-a-la-croisee-des-etudes-libyco-berberes-melanges-offerts-a-p-galand-pernet-et-l-galand-1993-467-486.pdf
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- Publié le Jan 26, 2022
- Catégorie Geography / Geogra...
- Langue French
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