Pour les Amérindiens et la plupart des peuples restés longtemps sans écriture,
Pour les Amérindiens et la plupart des peuples restés longtemps sans écriture, le temps des mythes fut celui où les hommes et les animaux n’étaient pas réelle ment distincts les uns des autres et pouvaient communiquer entre eux. Faire débuter les temps historiques à la tour de Babel, quand les hommes perdirent l’usage d’une langue com - mune et cessèrent de se comprendre, leur eût paru traduire une vision singu- lièrement étri quée des choses. Cette fin d’une harmonie pri mitive se produisit selon eux sur une scène beaucoup plus vaste ; elle affligea non pas les seuls humains, mais tous les êtres vivants. Aujourd’hui encore, on dirait que nous res tons confusément conscients de cette solidarité première entre toutes les formes de vie. Rien ne nous semble plus urgent que d’imprimer , dès la naissance ou presque, le sentiment de cette conti- nuité dans l’esprit de nos jeunes enfants. Nous les entourons de simu- lacres d’animaux en caoutchouc ou en peluche, et les premiers livres d’images que nous leur mettons sous les yeux leur montrent, bien avant qu’ils ne les rencon trent, l’ours, l’éléphant, le cheval, l’âne, le chien, le chat, le coq, la poule, la souris, le lapin, etc. ; comme s’il fallait, dès l’âge le plus tendre, leur donner la nostalgie d’une unité qu’ils sauront vite révolue. Il n’est pas surprenant que tuer des êtres vi vants pour s’en nourrir pose aux humains, qu’ils en soient conscients ou non, un problème philosophique que toutes les sociétés ont tenté de résoudre. L ’Ancien Testament en fait une consé- quence indirecte de la chute. Dans le jar din d’Éden, Adam et Ève se nour- rissaient de fruits et de graines (Genèse I, 29). C’est seule ment à partir de Noé que l’homme devint carni vore (IX, 3). Il est significatif que cette rupture entre le genre humain et les autres animaux pré cède immédiatement l’histoire de la tour de Babel, c’est-à-dire la séparation des hommes les uns des autres, comme si celle-ci était la conséquence ou un cas particulier de celle-là. Cette conception fait de l’alimentation car nivore une sorte d’enrichissement du régime végétarien. À l’inverse, certains peuples sans écriture y voient une forme à peine atténuée de canni- balisme. Ils humanisent la relation entre le chasseur (ou le pêcheur) et sa proie en la conce vant sur le modèle d’une relation de parenté entre des alliés par le mariage ou, plus directe ment encore, entre des conjoints (assimilation faci- litée par celle que toutes les langues du monde, et même les nôtres dans des expressions argotiques, font entre l’acte de manger et l’acte de copuler). La chasse et la pêche apparaissent ainsi comme un genre d’endo-cannibalisme. D’autres peuples, parfois aussi les mêmes, jugent que la quantité totale de vie existant à chaque moment dans l’univers doit toujours être équilibrée. Le chasseur ou le pêcheur qui en prélève une fraction devra, si l’on peut dire, la rembourser aux dépens de sa propre espérance de vie ; autre façon de voir dans l’ali mentation carnivore une forme de canniba lisme : auto- cannibalisme cette fois puisque, selon cette conception, on se mange soi- même en croyant manger un autrui. Il y a environ trois ans, à propos de l’épidé mie dite de la vache folle qui n’était pas d’ac tualité autant qu’elle l’est devenue aujourd’hui, j’expliquais aux lecteurs de La Repubblica dans un article (« Siamo tutti canibali », 10- 11 octobre 1993) que les pathologies voisines dont l’homme était parfois victime – kuru en Nouvelle-Guinée, cas nouveaux de la maladie de Creutzfeldt- Jacob en Europe (résultant de l’admi- nistration d’extraits de cerveaux humains pour soigner des troubles de croissance) – étaient liées à des pratiques relevant au sens propre du cannibalisme dont il fallait élargir la notion pour pouvoir toutes les y inclure. Et voici qu’on nous apprend à présent que la ma ladie de la même famille qui atteint les vaches dans plusieurs pays européens (et qui offre un risque mortel pour le consomma- teur) s’est transmise par les farines d’origine bovine dont on nourrissait les bestiaux. Elle a donc résulté de leur transformation par l’homme en canni - bales, sur un modèle qui n’est d’ailleurs La leçon de sagesse des vaches folles par Claude Lévi-Strauss Article paru en italien dans La Repubblica, le 24 novembre 1996 et en français dans Études rurales, janvier-juin 2001, 157-158 : 9-14 46 LA LETTRE - Hors série pas sans précédent dans l’histoire. Des textes de l’époque affirment que pendant les guerres de Religion qui ensanglantèrent la France au XVIe siècle, les Parisiens affamés furent réduits à se nourrir d’un pain à base de farine faite d’osse ments humains qu’on extrayait des catacombes pour les moudre. Le lien entre l’alimentation carnée et un can nibalisme élargi jusqu’à lui donner une connota tion universelle a donc, dans la pensée, des racines très profondes. Il ressort au premier plan avec l’épidémie des vaches folles puisque à la crainte de contracter une maladie mortelle s’ajoute l’horreur que nous inspire traditionnel lement le cannibalisme étendu maintenant aux bovins. Conditionnés dès la petite enfance, nous restons certes des carni- vores et nous nous rabattons sur des viandes de substitution. Il n’en reste pas moins que la consommation de viande a baissé de façon spectaculaire. Mais combien sommes-nous, bien avant ces événements, qui ne pouvions passer devant l’étal d’un boucher sans éprouver du malaise, le voyant par antici pation dans l’optique de futurs siècles ? Car un jour viendra où l’idée que, pour se nourrir, les hommes du passé élevaient et massacraient des êtres vivants et exposaient complaisamment leur chair en lambeaux dans des vitrines, inspirera sans doute la même répulsion qu’aux voyageurs du XVIe ou du XVIIe siècle, les repas cannibales des sauvages américains, océaniens ou afri- cains. La vogue croissante des mouvements de dé fense des animaux en témoigne : nous percevons de plus en plus distinc- tement la contradiction dans laquelle nos mœurs nous enferment, entre l’unité de la création telle qu’elle se manifestait encore à l’entrée de l’arche de Noé, et sa néga tion par le Créateur lui-même, à la sortie. Parmi les philosophes, Auguste Comte est probablement l’un de ceux qui ont prêté le plus d’attention au problème des rapports entre l’homme et l’animal. Il l’a fait sous une forme que les commentateurs ont préféré ignorer, la mettant au compte de ces extrava- gances aux quelles ce grand génie s’est souvent livré. Elle mérite pourtant qu’on s’y arrête. Comte répartit les animaux en trois catégo ries. Dans la première, il range ceux qui, d’une façon ou de l’autre, présentent pour l’homme un danger, et il propose tout simplement de les détruire. Il rassemble dans une deuxième caté- gorie les espèces protégées et élevées par l’homme pour s’en nourrir : bovins, porcins, ovins, ani maux de basse-cour ... Depuis des millénaires, l’homme les a si profondément transformés qu’on ne peut même plus les appeler des ani - maux. On doit voir en eux les « labo- ratoires nutritifs » où s’élaborent les composés orga niques nécessaires à notre subsistance. Si Comte expulse cette deuxième caté- gorie de l’animalité, il intègre la troi- sième à l’huma nité. Elle regroupe les espèces sociables où nous trouvons nos compagnons et même souvent des auxiliaires actifs : animaux dont « on a beau coup exagéré l’infériorité men- tale ». Certains, comme le chien et le chat, sont carnivores. D’autres, du fait de leur nature d’herbivores, n’ont pas un niveau intellectuel suffisant qui les rende utilisables. Comte préconise de les trans former en carnassiers, chose nullement impos sible à ses yeux puis- qu’en Norvège, quand le fourrage manque, on nourrit le bétail avec du poisson séché. Ainsi amènera-t-on certains her bivores au plus haut degré de perfection que comporte la nature animale. Rendus plus actifs et plus intelligents par leur nouveau régime ali - mentaire, ils seront mieux portés à se dévouer à leurs maîtres, à se conduire en serviteurs de l’humanité. On pourra leur confier la principale surveillance des sources d’énergie et des ma chines, rendant ainsi les hommes disponibles pour d’autres tâches. Utopie certes, reconnaît Comte, mais pas plus que la transmutation des métaux qui est pour- tant à l’origine de la chimie moderne. En appliquant l’idée de transmutation aux animaux, on ne fait qu’étendre l’utopie de l’ordre matériel à l’ordre vital. Vieilles d’un siècle et demi, ces vues sont prophétiques à plusieurs égards tout en offrant à d’autres égards un caractère paradoxal. Il est trop vrai que l’homme provoque directement ou indirectement la disparition d’innombrables espèces et que d’autres sont, de son fait, grave - ment menacées. Qu’on pense aux ours, loups tigres, rhinocéros, éléphants, baleines, etc., plus les espèces d’insectes et autres invertébrés que les dégrada- tions infligées par l’homme au milieu naturel anéantissent de jour en jour. Prophétique aussi, et à un point que Comte n’aurait pu imaginer, cette vision des animaux, dont l’homme fait sa nourriture, impitoyable ment réduits à la condition de laboratoires nutri tifs. L ’élevage en batterie des veaux, porcs, uploads/Geographie/ vachesfolles-cls.pdf
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- Publié le Jan 08, 2023
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