ALTER, European Journal of Disability Research 13 (2019) 263–281 Disponible en
ALTER, European Journal of Disability Research 13 (2019) 263–281 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ScienceDirect et également disponible sur www.em-consulte.com Article original Réintégrer sans modifier les hiérarchies coloniales ? Inégalités ethniques et territoriales dans les politiques d’assistance aux mutilés de guerre de l’Empire colonial franc ¸ ais (1916–1939) Reintegrating without changing colonial hierarchies? Ethnic and territorial inequalities in the policies to assist war-disabled men from the French colonial empire (1916–1939) Gildas Brégain CNRS, ARENES - UMR 6051, université de Rennes, 35000 Rennes, France i n f o a r t i c l e Historique de l’article : Rec ¸ u le 7 f´ evrier 2019 Accepté le 11 septembre 2019 Disponible sur Internet le 9 octobre 2019 Mots clés : Politique sociale impériale Mutilés de guerre Colonialisme Droits Handicap Keywords: Imperial social policy War disabled Colonialism r é s u m é Cet article s’intéresse aux politiques d’assistance aux mutilés de guerre de l’Empire colonial franc ¸ ais. Ces politiques sont le résul- tat d’un ensemble d’actions et d’interactions entre de multiples acteurs, à savoir les ministères (colonies, affaires étrangères, tra- vail, pensions), les parlementaires, l’Office National des Mutilés, les associations de mutilés de guerre et les hauts fonctionnaires colo- niaux. Fondé sur de multiples archives, sur les revues associatives et la presse coloniale, cet article analyse le statut concédé aux mutilés de guerre de ces territoires. Constituent-ils, du fait de leur sacrifice pour la Patrie, des « créanciers » égaux à ceux de la métropole ? Nos recherches permettent de dresser le constat d’une extrême hété- rogénéité des politiques d’assistance dans l’Empire colonial, avec de fortes inégalités territoriales et ethniques dans l’attribution des différentes prestations. Les mutilés de guerre de l’Empire bénéfi- cient d’une partie non négligeable des droits conférés à ceux de la Adresse e-mail : gildas.bregain@ehesp.fr https://doi.org/10.1016/j.alter.2019.09.002 1875-0672/© 2019 Association ALTER. Publi´ e par Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es. 264 G. Brégain / ALTER, European Journal of Disability Research 13 (2019) 263–281 Rights Disability métropole (y compris les droits économiques). Les mutilés franc ¸ ais et indigènes d’Afrique du Nord et des quatre communes du Sénégal bénéficient d’une pension relativement similaire à celle des muti- lés en France. Dans les autres colonies, les mutilés indigènes sont discriminés et perc ¸ oivent des pensions d’un montant très inférieur. Dans tous les territoires de l’Empire, les mutilés indigènes ont un accès restreint aux emplois administratifs et aux prêts agricoles. Cette politique sociale, coûteuse pour la métropole, s’avère prio- ritaire en raison de l’impératif politique de reconnaissance envers ceux qui se sont sacrifiés pour la patrie, mais aussi et surtout pour conserver la sympathie des populations colonisées et le soutien politique des mutilés et des anciens combattants dans un contexte de nationalisme anticolonial croissant. © 2019 Asso- ciation ALTER. Publi´ e par Elsevier Masson SAS. Tous droits r´ eserv´ es. 1. Introduction Comme l’a montré Antoine Prost pour la métropole franc ¸ aise, les associations d’anciens combat- tants constituent un acteur politique et social incontournable pendant l’entre-deux-guerres, alliant un réseau dense d’associations et une position morale à laquelle il est difficile de résister publiquement (Prost, 1977). En effet, les responsables politiques admettent que les anciens combattants détiennent des droits sacrés du fait de leurs sacrifices au nom de la Patrie. Possédant des marques physiques indélébiles de leurs sacrifices, les mutilés de guerre de la métropole obtiennent des avantages éco- nomiques et sociaux considérables. Outre le droit à une pension pour invalidité (établie par la loi du 13 mars 1919), ils bénéficient d’un accès privilégié à un emploi : d’abord à des « emplois réservés » dans les administrations publiques (loi du 17 avril 1916), à un accès préférentiel à des emplois réservés de l’État, des établissements publics et des communes (loi du 30 janvier 1923) (Bette, 2006), puis ils bénéficient ensuite de l’obligation d’emploi d’un quota de 10 % de mutilés dans les entreprises privées (loi du 26 avril 1924) (Romien, 2005). Cette loi autorise les employeurs à diminuer la rémunération des mutilés en cas de diminution de leur rendement, tout en assurant à l’invalide la garantie d’un salaire au moins égal à la moitié du salaire normal. D’autres dispositions législatives sont adoptées pour organiser la rééducation professionnelle et créer un Office national des mutilés et réformés de la guerre (loi du 2 janvier 1918). Les autorités et les parlementaires envisagent une application différée et différenciée de ces législations dans les territoires de l’Empire colonial. En France, plusieurs études ont porté sur les mutilés de la Première Guerre mondiale, centrées soit sur les politiques de réinsertion professionnelle (Romien, 2005 ; Fichou, 2014) ; soit sur le fonction- nement d’une institution de rééducation professionnelle en province et ses bénéficiaires, en majorité cultivateurs, ouvriers et petits artisans (Collard, 2018) soit sur certaines catégories de mutilés comme les blessés de la face (Delaporte, 2001). Cependant, ces études se sont focalisées sur la métropole et ont ignoré le sort des mutilés originaires de l’Empire colonial, largement minoritaires par rapport aux mutilés de la métropole, qui sont près d’un million. En l’absence de statistiques précises, nous estimons le nombre de mutilés dans l’Empire entre 25 000 et 50 000, présents en majorité dans les territoires d’Afrique du Nord (entre 10 000 et 20 000), en Afrique-Occidentale franc ¸ aise1 (AOF) (environ 11 000). Cette répartition géographique est à mettre en regard avec les effectifs envoyés par chaque territoire colonial pour combattre sur les fronts. Les pays d’Afrique du Nord (Algérie en premier lieu, Tunisie et Maroc), et les territoires de l’AOF envoient respectivement près de 275 000 et 170 000 combattants sur les fronts. Madagascar et les Antilles en envoient plusieurs dizaines de milliers. Cet article vise à combler ce vide historiographique en s’interrogeant sur les politiques d’assistance aux mutilés de guerre dans les divers territoires de l’Empire. Il contribue ainsi à renforcer une 1 Pendant les années 1920, l’Afrique-Occidentale franc ¸ aise regroupe huit colonies franc ¸ aises au sein d’une même fédération : la Mauritanie, le Sénégal, le Soudan franc ¸ ais, la Guinée franc ¸ aise, la Côte d’Ivoire, le Niger, la Haute-Volta et le Dahomey. L’AOF est dirigée par un gouverneur général présent à Dakar. G. Brégain / ALTER, European Journal of Disability Research 13 (2019) 263–281 265 dynamique de recherche déjà engagée en faveur des « combattants de l’Empire » (Fremeaux, 2006). Si l’on reprend la définition de Jane Burbank et Frederick Cooper, l’Empire colonial franc ¸ ais consti- tue une « vast[e] unit[é] politiqu[e], expansionnist[e] ou conservant le souvenir d’un pouvoir étendu dans l’espace, qui maintien[t] la distinction et la hiérarchie à mesure qu’ell[e] incorpor[e] de nouvelles populations » (Burbank & Cooper, 2011). Les territoires de l’Empire franc ¸ ais relèvent de statuts admi- nistratifs distincts (anciennes et nouvelles colonies, protectorat, mandat), et les populations résidentes sont traitées de manière différenciée (franc ¸ ais/étrangers/indigènes), en se fondant sur des conceptions racistes légitimées sur le plan juridique (code de l’indigénat). Les politiques d’assistance aux mutilés sont le résultat d’un « ensemble d’actions, de décisions, d’interactions et de rapports de force évolutifs » (Lagroye, Franc ¸ ois, & Sawicki, 2006, p. 507) entre de multiples acteurs qui possèdent des ressources extrêmement inégales : les ministères (Guerre, Colonies, Affaires étrangères, Travail, Pensions) ; les parlementaires ; l’Office National des Mutilés (puis Office National des Mutilés et Réformés, ONMR) ; les associations de mutilés de guerre et les hauts fonctionnaires coloniaux. En prêtant attention à la diversité des populations résidentes et des territoires de l’Empire, cet article prétend analyser le statut concédé aux mutilés de guerre de ces territoires. Constituent-ils, du fait de leur sacrifice pour la Patrie, des créanciers égaux à ceux de la métropole ? L’impératif de traiter dignement les mutilés indigènes conduit-il les autorités à revoir les hiérarchies coloniales et la distinction entre citoyens franc ¸ ais et sujets indigènes ? Pour mieux cerner les enjeux de ces politiques d’assistance, il convient de prendre en compte les circulations intra-impériales des hommes (soldats, dirigeants associatifs, responsables politiques), des idées (notion de droits des mutilés), de l’argent (pensions), et des objets (prothèses). Ces circulations témoignent de l’intérêt porté par les autorités aux mutilés de l’Empire, et conditionnent la nature des prestations qui leur sont délivrées. Notre étude débute en 1916, lorsque ces soldats mutilés com- mencent à revenir massivement dans leurs pays d’origine, et se termine en 1939, lorsque débute la Seconde Guerre mondiale. Cette période se caractérise par l’apparente consolidation de l’Empire franc ¸ ais, malgré la montée du nationalisme anticolonial au Maroc et en Syrie, et la multiplication des révoltes anticoloniales, notamment au Kongo Wara en Afrique-Equatoriale franc ¸ aise (AEF), à Yen Bay en Indochine (Thomas, 2007, p. 211). Cette recherche se fonde sur la consultation de multiples sources : les archives nationales de l’outremer, les archives diplomatiques, les archives du Service historique de la Défense et les archives nationales de Pierrefitte, les archives nationales de Tunisie, la presse associative et la presse coloniale. Les archives coloniales ont été produites « par et pour les uploads/Histoire/ 10-1016atj-alter-2019-09-002.pdf
Documents similaires










-
32
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 03, 2021
- Catégorie History / Histoire
- Langue French
- Taille du fichier 0.4476MB