INTRODUCTION • La guerre est un fait majeur des sociétés, un « fait social tota

INTRODUCTION • La guerre est un fait majeur des sociétés, un « fait social total », comme l’écrit Marcel Mauss. L’anthropologue français parlait en connaissance de cause, lui qui avait fait la Grande Guerre comme engagé volontaire, interprète auprès d’unités combattantes anglophones. Mais la guerre est aussi « une ordure », comme l’écrit un autre soldat, le peintre Marcel Gromaire (1920) ; une « connerie », pour reprendre le mot de Jacques Prévert dans son célèbre poème Barbara (1946). Elle sépare les hommes et détruit leur monde. Et pourtant, elle ne cesse de recommencer, nourrie par cette pulsion de mort dont parle Freud qui conclut que l’homme ne cherche pas à faire son bien. La guerre, faut-il s’en attrister, est un sujet quasi universel. À l’exception de rares sociétés pacifistes (dites warfree) comme certains groupes aborigènes de Malaisie, il n’existe pratiquement pas de culture qui ne soit concernée par le conflit. Mais qu’est-ce que la guerre ? L’opposition de deux forces, de deux puissances. Bruno Tertrais la définit comme « un conflit armé à grande échelle opposant au moins deux groupes humains » (Tertrais 2010). La mythologie grecque témoigne de cette dualité qui est aussi duplicité. D’un côté, Arès (Mars chez les Romains), fils de Zeus, est un dieu agressif et violent, souvent cruel. Époux de Ényo (Bellone chez les Romains, qui incarne les désastres de la guerre) et amant d’Aphrodite (Vénus), il joue un rôle symbolique de premier plan dans les légions romaines où 6 L'art face à la guerre il est vénéré. De l’autre côté, sa sœur Athéna (Minerve) est une déesse guerrière qui appelle à la victoire, à la prudence, à la sagesse. Ensemble, ils incarnent les valeurs complé­ men­ taires à la guerre, qui se retrouvent dans les héros homériques Achille et Ulysse. Chez les Aztèques, les personnages liés à la guerre cultivent aussi une double facette (destructrice/constructrice). Dans la mythologie scandinave, le dieu Odin symbolise la guerre en même temps qu’il incarne la poésie, la sagesse et la mort. De nombreux traités théoriques se sont employés, à travers l’histoire, à définir l’art de la guerre, c’est-à-dire la stratégie. Le plus ancien, L’Art de la guerre, nous vient d’Asie. Il est attribué à Sun Tzu, général chinois ayant vécu à la fin du vie siècle avant J.-C. Selon la pensée taoïste, si la guerre est une tension entre deux forces vitales, elle doit être une arme de paix qui requiert intelligence et apprentissage. Plus proche de nous, l’art de la guerre moderne a été théorisé par un militaire prussien, Carl von Clausewitz, dans De La guerre, paru de façon posthume en 1832. Selon lui, la guerre est « un duel à grande échelle ». Plus encore, elle est « la continuation de la politique par d’autres moyens », formule qui connaîtra une importante fortune critique au xxe siècle. La guerre est violente, massive et son but est d’asseoir un pouvoir. Après la Seconde Guerre mondiale, l’écrivain et cinéaste situationniste Guy Debord a été fasciné par la stratégie militaire théorisée par Clausewitz, au point d’imaginer un nouveau jeu de la guerre à mi-chemin entre œuvre d’art et wargame. Effectivement, au xxe siècle, la guerre ne se définit plus seulement comme une lutte armée. La guerre froide, voire le terrorisme international, sont d’autres façons de faire la guerre. Cela dit, il s’agit toujours de l’opposition de deux camps. Viscéralement manichéenne, la guerre met à mal la notion de l’altérité. Elle génère de la violence. Elle fait naître une mémoire qui vient s’enraciner dans l’imaginaire collectif, comme une cicatrice puis comme la condition sine qua non de la réconciliation nationale. Elle s’oppose au concept de paix, sans pour autant être son Introduction 7 antithèse : il existerait une guerre propre, il existe une paix armée. La paix est une donnée à géométrie variable, comme l’illustre l’article 9 de la Constitution du Japon de 1947. Il proclame le renoncement « à jamais de la guerre comme droit souverain d’une nation » mais autorise l’autodéfense. La création en guerre Cet ouvrage traite de la création en guerre : des images, des objets, des usages artistiques de l’art en guerre et des cultures que la guerre fait naître. Notre chronologie est large, de façon à embrasser toute la richesse de ce thème et toutes ses occurrences, dans le domaine politique, économique, social. Sur le plan iconographique, le sujet est pléthorique. Pour en faire l’expérience, il suffit d’entrer le mot « guerre » dans la base de données « Joconde » (répertoire des collections conservées dans les musées de France) pour estimer l’importance de ce champ iconographique : 6 026 réponses renvoient à autant de notices d’œuvres peintes, dessinées, sculptées, gravées, d’objets à travers les âges. En poursuivant la recherche, il est facile de vérifier que ce thème recouvre une pluralité d’interprétations : allégorique, historique, militaire, exprimé sur le mode intimiste ou monumental. Les images qui représentent la guerre proviennent autant de l’art populaire que de l’art officiel, elles peuvent être anciennes ou modernes, patriotiques ou contestatrices, publiques ou intimes. Mais cette brève expérience, on l’aura compris, ne suffit pas à circonscrire l’étendue du sujet. Une œuvre qui témoigne de la guerre ou de ses conséquences ne l’illustre pas forcément d’une façon littérale. Peut-on parler d’un art de la guerre ? Existe-t-il un mode de création, d’images, spécifique aux tragédies de l’histoire ? Est-il possible d’en représenter la violence ? Sans aucun doute, l’art, la littérature et la poésie sont à même 8 L'art face à la guerre d’exprimer le traumatisme de la guerre et d’interroger sa mémoire d’une manière subjective. Les circonstances de la guerre engendrent des œuvres, des réponses et des expressions spécifiques. Un bon exemple est « l’art des tranchées », une forme d’art populaire conçu à partir d’objets récupérés, pratiqué par les poilus durant la Grande Guerre. La violence au xxe siècle favorise l’éclosion ou rend nécessaire de nouvelles réponses esthétiques aux tragédies de l’histoire, comme l’actionnisme ou l’art informel. Mais ces circonstances ne sauraient déterminer une esthétique unique. Il n’existe aucune prédisposition d’un style à représenter davantage la guerre qu’un autre. La même prudence est requise vis-à-vis de l’attitude des artistes dans la guerre. Les artistes ne sont pas des victimes. Ils acceptent ou ils refusent de s’engager, ils s’approchent ou se tiennent volontairement éloignés du pouvoir. Est instrumentalisé l’artiste qui y consent. Face à la guerre Il est bouleversant de penser le courage – parfois même l’héroïsme – de la création dans la guerre. Alors que des hommes, bien souvent au nom d’idéologies, s’ingénient à détruire, l’art produit une lueur d’espoir, un sursaut de révolte, exprime la tristesse et l’obsession de la mort. Quel point commun relie les dessins d’Otto Dix dans les tranchées de la Grande Guerre aux œuvres du jeune peintre syrien Mohamad Omran (né en 1979), dont les dessins et le journal de bord commentent le drame qui déchire son pays depuis 2011 ? Il s’agit moins de comparer que de mettre en évidence le fil conducteur de l’angoisse de la guerre, dans l’expérience vécue ou dans la douleur de l’exil. Ces œuvres expriment une vision personnelle de l’homme confronté au drame de l’histoire contemporaine, au drame de sa propre histoire personnelle. Introduction 9 Le peintre expressionniste allemand Max Beckmann, marqué par la Grande Guerre qu’il a faite au titre d’infirmier, considéré comme un artiste dégénéré par le pouvoir nazi, estime que la plus haute mission d’un artiste est de servir l’histoire, de rendre compte « des grandes actions dramatiques à contenu humain ». Pourtant, Beckmann, proche de l’esprit dada (comme Georges Grosz, son contemporain), n’est pas un peintre historiciste mais il révèle l’importance de la parole de l’artiste, et la haute mission qu’il assigne à l’art : celle d’édifier. À toute époque, l’artiste se tient « face à l’histoire ». Nous empruntons cette expression remarquable au titre de la grande exposition du centre Pompidou en 1996-1997 (Face à l’histoire 1996). Elle interrogeait le regard de l’artiste sur les événements politiques majeurs du xxe siècle, de l’arrivée au pouvoir d’Hitler aux années 1990, marquées par la guerre de Yougoslavie et la guerre du Golfe. Cette exposition rappelait que, si la guerre est un concept général, chacune d’elles constitue un moment singulier de l’histoire qui mobilise des artistes et des imaginaires différents. Les travaux menés par certains historiens de la Grande Guerre ont d’ailleurs montré combien l’image, la création participent à ce que l’on nomme « la culture de guerre ». De la guerre naîtrait une large culture visuelle (affiches, œuvres, photographies, objets, films…) qui nourrit aujourd’hui les collections des musées d’interprétation de l’histoire, et une mémoire dont les monuments aux morts sont des exemples parmi d’autres. L’image a un pouvoir sur les masses, pouvoir qui fut largement instrumentalisé dans la propagande de guerre. Quelles sont les formes de création possible, quelle liberté peut être celle de l’artiste à penser de nouveaux modèles lorsqu’il se tient face à l’histoire, face à la guerre ? uploads/Histoire/ 615-art-face-a-la-guerre-intro.pdf

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  • Publié le Dec 30, 2022
  • Catégorie History / Histoire
  • Langue French
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